
Editorial
Les contributions personnelles ou «First person accounts» dans la littérature en santé mentale
Introduction
Les contributions de patients, d’ex-patients ou de proches sont devenus un aspect essentiel de la formation des professionnels de santé mentale. Comprendre le vécu des personnes souffrant de problèmes de santé mentale ou de leurs proches est nécessaire pour favoriser un rétablissement qui ne s’arrête pas à la disparition des symptômes. L’objectif de cet article est de présenter la place croissante dans la littérature scientifique des récits à la première personne, principalement au travers de la rubrique «first person account» de Schizophrenia Bulletin. Celle-ci débute en 1979 par le récit bouleversant d’une mère qui prend conscience de l’impact de sa psychose sur le comportement de son enfant. La seule exigence éditoriale est que les contributions soient clairement écrites et qu’un aspect nouveau ou original de la schizophrénie soit décrit. La rubrique se poursuit jusqu’à aujourd’hui, et s’est étendue à de nombreux autres journaux, avec des articles de formes très variées, allant du récit de vie à l’essai philosophique, en passant par le poème ou la critique ou l’appréciation des services de soins. Ces contributions ont maintenant une place reconnue dans la littérature scientifique. Au même titre que la participation des personnes concernées à la recherche, à l’enseignement ou au management des services de santé mentale, ces contributions recentrent les préoccupations des professionnels sur des aspects fondamentaux de leur métier. En sortant de la forme et du contenu de connaissances convenues, elles soufflent un vent de liberté, d’interrogation ou de poésie qui fait considérer autrement le vécu du trouble mental.
«Parfois la vie peut prendre des détours que vous n’aviez pas prévus (...) Sans mon diagnostic de maladie mentale, je ne sais pas où mon écriture m’aurait emmené. Avant, je n’avais jamais pensé à écrire pour aider quelqu'un. Je ne transporte plus de carnet de note, mais j’ai trouvé la créativité et l’introspection dans le détour que la vie m’a donné. Maintenant, je ne peux plus imaginer la vie sans ce détour» [1].
Depuis toujours, certaines personnes ont cherché à partager leur expérience personnelle, pour se libérer, pour démontrer les épreuves par lesquelles elles sont passées ou pour permettre à d’autres personnes d’apprendre quelque chose. L’expérience des problèmes de santé mentale n’échappe pas à cette règle, et certains récits, comme les Mémoires d’un névropathe du président Schreber ou les Confessions de Tolstoï, sont resté comme des modèles de récits du vécu du problème de santé mentale [2, 3].
«Je pouvais respirer, manger, boire, dormir, car je ne pouvais pas ne pas manger, ne pas boire, ne pas dormir; mais la vie ne se manifestait pas en moi, puisque je ne sentais pas la raison de mes désirs ni la satisfaction de les voir accomplis (…) J’avais vécu, travaillé, marché en avant et j’étais arrivé à un abîme, et il n’y avait rien devant moi excepté la ruine (…) L’idée du suicide me vint tout aussi naturellement que précédemment les idées de l’amélioration de la vie (…) Cette idée était si tentante que je devais user de ruse envers moi-même pour ne pas l’accomplir trop précipitamment.» (Léon Tolstoï, 1882)
Ces récits ont été abondamment commentés, mais n’ont pas eu comme intention première d’augmenter les connaissances des professionnels de santé mentale. La validité de leur contenu n’a pas été non plus d’emblée reconnue par des autorités du champ de la santé mentale. En 1979, une revue internationale prestigieuse de psychiatrie, Schizophrenia Bulletin, change de paradigme: elle reconnaît la valeur de ces contributions et inaugure une nouvelle section de «first person account» [4].
«L’article qui suit est le premier d’une série de comptes rendus publiés dans le Schizophrenia Bulletin. Nous espérons que les professionnels (…) saisiront cette occasion pour comprendre les enjeux et les difficultés auxquelles sont confrontés les consommateurs de soins en santé mentale. En outre, nous espérons ce ces comptes rendus donneront aux patients et aux familles le sentiment d’être moins seuls (…).»
Les exigences éditoriales sont minimes – clarté et organisation du texte – et les patients, ex-patients ou membres de la famille sont sollicités comme auteurs potentiels. Les cliniciens sont invités à encourager leurs patients dont l’expérience mérite d’être partagée à soumettre des articles dans la nouvelle section.
«Les comptes rendus à la première personne placent la maladie dans le contexte de vies réelles et illustrent de façon vivante comment la vie d’une personne a changé. Les histoires vont de comptes rendus d’une lutte incessante aux récits d’espoir et de rétablissement. Profondément individuels, ils ne peuvent pas forcément être généralisés à d’autres, mais leur diversité d’expériences reflète l’hétérogénéité de la maladie mentale» [5].
Jusqu’en 2006, les articles sont introduits par un texte (rétrospectivement un peu paternaliste) qui prévient le lecteur et manifeste l’intention de l’éditeur; depuis lors, les articles à la première personne font partie intégrante de la politique éditoriale et de la culture de Schizophrenia Bulletin, sans avertissement liminaire. Plusieurs centaines d’articles de ce type sont parus depuis 1979, qui ont contribué à comprendre le vécu des personnes et à modifier la conception du rétablissement de troubles psychiatriques. Comme pour accentuer la légitimité des récits, les premiers auteurs sont souvent des professionnels de la santé ayant vécus un problème de santé mentale.
Les raisons de raconter son histoire
Dans le «conteur blessé », Arthur Frank [6] utilise une approche sociologique, tout en étant lui-même motivé par la survenue d’un cancer. Il situe dans un cadre postcolonial l’exigence de «parler pour soi» plutôt que «d’être représenté par autrui» (p. 13). Selon lui, cette exigence est devenue d’autant plus nécessaire que le discours sur la maladie a été déshumanisé et retourné contre les malades, comme par exemple avec les Diagnostic Related Groups (DRG), qui décrivent en détails les soins à venir en fonction du diagnostic (p. 64). Le «conteur blessé» raconte non seulement pour se guérir, mais aussi pour aider les autres à guérir. Arthur Frank distingue trois types de narration: la restitution, le chaos et la quête. La restitution parle du rétablissement après une maladie: c’est la forme préférée de narration de notre société. Le chaos ne peut fondamentalement pas être mis en récit: c’est un bouleversement en cours dont on ne peut s’échapper. Enfin, la quête est la seule forme où le narrateur lui-même a vraiment quelque chose à dire: il utilise la maladie dans sa quête d’une nouvelle identité à partir de l’expérience vécue.
Bien que basés principalement sur la restitution et la quête, les contributions au Schizophrenia Bulletin offrent un panel de formes plus étendu: la poésie, l’essai philosophique, la critique ou l’appréciation des services de santé ou les méthodes alternatives ou complémentaires de traitement. Jason Jepson, un vétéran souffrant de troubles schizo-affectifs, contribue régulièrement à la revue. Il explique sa motivation et sa façon d’écrire en décortiquant dans son texte la conception de l’un de ses poèmes «Another Dead Rock Star».
«La ligne suivante du poème dit «Another Dead Rock Star» (…) Sont-ils si célèbres qu’ils pensent que personne ne peut les aider? (…) Le poème se termine par «Nous crions pour une libération, ou pour créer» (…) En partageant, je m’aide moi-même, ainsi que les autres (…) je me sens moins comme étranger et plus comme quelqu’un qui a quelque chose à offrir (…) Savoir que je peux potentiellement faire une différence dans la qualité de vie d’autres personnes, autant que de la mienne, stimule ma créativité et mon désir de partager mes réflexions (…)» [7].
Comme ces textes parlent du vécu des troubles mentaux, ils s’inscrivent naturellement dans le paradigme du rétablissement [8].
Les articles à la première personne dans le paradigme du rétablissement
Le paradigme du rétablissement est né de la frustration des usagers vis-à-vis de l’incapacité du modèle médical d’expliquer ou d’accompagner la «guérison» des troubles psychiatriques. Centré sur l’exigence de la cure de la cause des troubles, le modèle médical offre la vision pessimiste de troubles «qui ne peuvent pas être guéris ». De nombreux usagers et militants ont dénoncé cette vision comme une «condamnation» [9], qui ne correspond pas à leur expérience de vie. A contrario, le modèle du rétablissement se focalise sur «la réalisation d’une vie accomplie », indépendamment de la présence ou non de symptômes et sans considération de l’explication étiologique des troubles [8]. La vision du rétablissement a été renforcé par les études épidémiologiques au long cours, les succès de la réhabilitation psycho-sociale et par les témoignages des usagers. Le rétablissement est d’abord un processus personnel d’appropriation de l’expérience vécue. Les conditions internes du rétablissement ne sont ainsi plus la cure des causes, mais le processus d’intégration de l’expérience dans une nouvelle identité, l’espoir, l’empowerment et les connexions sociales; les conditions externes ne sont pas seulement «le traitement efficace», mais aussi le respect des droits fondamentaux, une culture positive de l’intégration de l’expérience vécue et des services orientés vers le rétablissement [8]. Dans la même perspective, le refus d’être assimilé à un diagnostic stigmatisant n’est plus du «déni », mais une «juste colère» qui permet de résister contre la stigmatisation [10]. Dans «Mes étapes de rétablissement», Jason Jepson raconte [11].
«Au début, quand j’ai été diagnostiqué de schizophrénie, ma première réaction a été, ‹Non, pas moi.› Ma réponse était sans doute due à ma représentation de la maladie mentale. J’avais peur qu’on me mette une camisole de force. J’ai pensé que j’allais être enfermé hors du monde.»
Le processus du rétablissement est pourtant loin d’être idéalisé par les auteurs. Celui-ci est décrit comme un processus à petits pas, avec des allers et retours, et de nombreux obstacles à surmonter.
«Le rétablissement n’a pas été magique. Au début, j’étais incapable de faire quoi que ce soit. Je me souviens de ma mère m’emmenait faire les courses. Ça a pris longtemps jusqu’au jour où j’ai décidé de m’aventurer loin du caddie pour prendre quelques pommes (…) Finalement, j’ai été assez bien pour avoir envie de de retourner à mes études supérieures. Cependant, parce que 5 ans avaient passé, ils ne m’ont plus accepté» [12].
Les récits illustrent les différentes dimensions et étapes du rétablissement, quitte à critiquer le modèle.
«Je ne mène pas une vie de r-établissement. Je ne me r-établis pas, dans un processus peut-être même très réussi d’équilibrisme constant. Au contraire, arrivée nouveau-née et chancelante à tous égards, j’ai l’impression de m’établir» [13].
L’empowerment
Donner la parole aux usagers dans une revue scientifique prestigieuse constitue d’abord en soi un formidable acte «d’empowerment ». C’est une reconnaissance de la valeur de «la contribution de la sagesse expérientielle dans le discours des professionnels de santé mentale» [14]. Publier dans une revue professionnelle de psychiatrie est un gage de crédibilité pour les auteurs. De plus, sachant combien il est difficile de publier dans une revue telle que Schizophrenia Bulletin, le lecteur professionnel des soins est mis dans une position d’apprentissage, de respect et d’envie envers un auteur souffrant de problèmes de santé mentale, plutôt que dans sa position habituelle d’expert. Joanna Fox [14], qui se définit comme une «usagère de services avec un diagnostic de schizophrénie, une travailleuse sociale qualifiée et certifiée, chercheuse et enseignante senior», décrit l’importance croissante de la voix des usagers dans la planification des services, la recherche et l’enseignement. A partir de sa propre expérience, elle souligne que les professionnels doivent reconnaitre la diversité de la détresse psychologique, comprendre la primauté de la connaissance des experts par expérience, la mettre au centre du discours professionnel et abolir la différence d’équilibre de pouvoir qui persiste entre les connaissances professionnelles et l’expérience des usagers.
«Il doit y avoir un rééquilibrage de pouvoir et une redéfinition de ce qui constitue une connaissance valide, qu’elle vienne du savoir expérientiel, pratique ou académique» [14].
Plusieurs autres auteurs ont fini par reprendre le pouvoir sur leur vie au point d’exercer des professions d’influence sur les services de santé mentale, comme clinicien, chercheur ou dans la gestion de projets.
L’intégration de l’expérience vécue dans une nouvelle identité
Ecrit à la première personne sous le titre «Giving Love… and Schizophrenia», le premier article publié dans la section «first person account» du Schizophrenia Bulletin partage la bouleversante expérience d’une mère qui prend conscience de troubles chez son fils de trois ans, après qu’elle ait vécu elle-même un épisode de psychose [4]. On y découvre ses interrogations sur l’origine des troubles de son fils, ses efforts pour reconstruire un lien, et la contribution de toute la famille et des professionnels pour recouvrer la santé.
«Bien que je ne croyais pas qu’Ivan souffre de schizophrénie, j’ai cru qu’à l’instar d’autres caractéristiques génétiques, il était possible qu’il ait hérité de ma prédisposition pour la schizophrénie (…) [Me rendant compte] que son environnement pouvait être l’autre responsable [de son état], je me levai et, ignorant mon manque d’énergie, j’ai allumé toutes les lumières au premier étage pour ouvrir et éclairer son monde.»
Au travers de cette expérience, on comprend que se rétablir ne se résume pas la fatalité de la maladie. En racontant l’histoire de son fils, l’auteure décrit le processus complexe d’intégration du problème de santé mentale, de reprise de pouvoir sur sa vie, puis de critique et de distanciation pour retrouver son identité au-delà du trouble.
La juste colère contre la stigmatisation
Après ce premier article consensuel, plusieurs auteurs anonymes ou sous pseudonyme expriment une revendication claire et combative contre la stigmatisation dans les soins psychiatriques. Le premier est intitulé «After the Funny Farm», en référence à des hospitalisations psychiatriques [15]:
«Je suis heureuse maintenant d’être passée par la Funny Farm. Ça me paraît la meilleure formation que j’aurais pu avoir comme professionnelle de santé mentale. Je sais ce que cela signifie d’être étiqueté ‹malade mentale›, ‹handicapée›, ‹schizophrène›, ‹personnalité multiple›, ‹maniaco-dépressive› (…) Je sais ce que l’on ressent de servir de cobaye; de piétiner sous l’influence d’Haldol (... .) Je sais la joie de la folie et l’enfer d’un asile d’aliénés. Je connais ceux qui se disent médecins, soignants ou membres du clergé, et qui jugent ceux dont ils ne comprennent pas le comportement et les pensées.»
Publié de manière anonyme, il comprend une note de l’auteure expliquant ses craintes de stigmatisation:
«Après mûre réflexion, j’ai décidé de publier cet article anonymement, dans l’espoir de protéger ma famille, mes amis et moi-même (…) parce que notre société ne se sent pas ‹sûre› face à ceux d'entre nous qui ont été hospitalisés pour maladie mentale. Comme employée de l’Institut National de santé mentale et ancienne patiente, j’espère que cet article servira de catalyseur pour les changements nécessaires» [15].
Ces articles sont un cri, une revendication et un appel aux professionnels à être reconnus comme des personnes à part entière. Les auteurs sont des combattants, qui racontent leur survie, la lutte en compagnie d’autres exclus et parfois le recours à la loi et au pouvoir légal pour faire reconnaître leurs droits individuels.
«Avec l’aide d’un avocat (qui est devenu le meilleur genre de thérapeute), j’ai maintenant un job qui offre des perspectives futures; j’ai obtenu un Master avec mention; et je peux m’affilier au services dans la communauté de mon choix» [15].
L’espoir
Aux yeux des personnes concernées, l’espoir est le moteur le plus essentiel du rétablissement. L’espoir est souvent inspiré par le modèle d’un pair qui «est passé par là». Plusieurs récits décrivent l’importance de la rencontre avec un pair praticien, un militant qui démontrent de manière vivante que le rétablissement est possible.
«Le chemin [du rétablissement] commence par l’espoir. Il peut être très difficile à trouver ou retrouver. (…) Rien ne cesse de s’aggraver sans aucune issue, mais tout d’un coup, à l’improviste, ça commence à aller un tout petit peu mieux. Je rencontre quelqu'un qui l’a fait. Qui a repris sa vie, d’autres qui combattent. Je pense que peut-être... peut-être que j’en suis aussi capable (…) C’est un long chemin. Mais c’est faisable» [16].
Partager son histoire, c’est ainsi perpétuer la transmission de ce modèle auprès des professionnels et des usagers. Cet espoir n’est pas une obligation de résultat, mais bien plutôt un chemin sur lequel s’engager.
«En partageant mon histoire, je peux aider le personnel à ne pas s’enfermer dans le sentiment que leurs efforts sont vains en montrant que les personnes en fait se rétablissent (…) Au foyer pour sans-abris, j’ai commencé à collecter des histoires de réussites (…) Un des clients que j’ai approché m’a dit ‹Bon, je ne me considère pas moi-même comme un succès, mais je me dis que j’ai fait beaucoup de progrès›» [17].
La connexion aux autres
Exister comme être humain dans une relation aux autres n’est pas une condition indispensable à la guérison d’une maladie, mais cela est par contre nécessaire pour se rétablir. Plusieurs récits décrivent l’effet déshumanisant d’être considéré comme un objet cassé à réparer par les proches ou les professionnels.
«Mes croyances religieuses bizarres étaient peut-être bien classées comme délires et disqualifiées par mon psychiatre, les infirmières et ma famille, mais cela me laissait aussi l’impression que mes expériences, bien que pénibles et douloureuses, étaient aussi disqualifiées et que je n’étais pas écouté de façon à être plus profondément et humainement compris (…) Beaucoup de personnes souffrant de problèmes de santé mentale cachent leurs symptômes, leurs croyances, et leurs voix pour rester en dehors de l’hôpital, mais cela signifient qu’ils restent ostracisés et qu’ils manquent de dialogue avec les professionnels» [18].
L’absence de confiance dans la relation est un obstacle dans la construction de l’alliance thérapeutique, mais au contraire, la connexion aux autres et en particulier aux pairs constitue une force initiale de rétablissement.
«Les personnes qui m’acceptent pour mes forces, mes faiblesses, tragédies, réussites et échecs sont importantes pour moi. Ils me rassurent que ‹je suis OK›. Ceux qui luttent pour l’équilibre de santé mentale, qui interpellent ou écrivent pour susciter l’espoir, m’inspirent» [19].
Par la suite, le travail, et notamment la capacité d’utiliser l’expérience vécue dans l’activité professionnelle, constitue une source importante de gratification relationnelle.
«Pour la plupart d’entre nous, le travail est la principale source de force mentale (…) J’ai eu l’opportunité de traduire ma tragédie personnelle en quelque chose de significatif pour les autres» [19].
Le respect des droits fondamentaux
Le respect des droits fondamentaux est un thème central de nombreuses contributions. Évidemment, les traitements sans consentement ont leur place dans les récits comme dans l’article intitulé «Psychiatrie et oppression: un récit personnel d’admission et de traitement médical sans consentement» [18].
«Certainement ma conception négative de la psychiatrie traditionnelle et des traitements sans consentement est teintée par le séjour de 12 mois que j’ai passé dans une unité psychiatrique aigue (…) J’ai été à la fois contraint de rester à l’hôpital et de prendre une médication antipsychotique contre ma volonté, bien qu’aucune force physique n’ait été exercée contre moi (…) J’ai aussi appris d’importantes leçons: n’admets jamais que tu entends des voix; en tout cas n’y réponds jamais; fais exactement ce que te disent l’équipe ou la famille ou tu seras considéré comme malade; ne remets jamais en question ton diagnostic ni entre en désaccord avec ton psychiatre; et soit obéissant et admet ta maladie mentale sinon tu ne sortiras jamais de l’hôpital.»
Toutefois, les entorses au respect des droits prennent parfois des formes plus subtiles comme par exemple une grossesse signalée comme «à risque» aux autorités en raison d’un problème de santé mentale, mais sans en informer la patiente directement concernée.
«C’eût été plus approprié de la part du médecin de m’informer de ses actions et d’en discuter les raisons»[20].
Les essais
Certains récits combinent l’expérience vécue avec une réflexion approfondie, qui s’appuie sur la formation de l’auteur. Par exemple, Rob Sips décrit la psychose dans une perspective philosophique comme une «dialectique d’expériences Aha et anti Aha», l’expérience Aha étant définie comme un soudain moment de clairvoyance [21]
«Dans cet article (…), j’utilise les notes que j’ai prise pendant mes épisodes psychotiques et les combine avec ma formation de philosophe (…) Un exemple qui combine les aspects cognitifs et perceptifs de l’expérience Aha- pourrait un jeu d’échec durant lequel, après un moment de réflexion, le jeu est perçu dans une lumière différente (…) Un extrait de mes notes illustre la soudaineté du changement de perspective: ‹C’est comme si j’avais soudain trouvé la clé de quelque chose que je cherchais depuis longtemps›. L’expérience anti-Aha (…) se réfère au même processus (…), mais est au contraire déstabilisante et désorientante (…) [ces] expériences n’ont pas immédiatement conduit au délire, mais ont d’abord conduit à la déconstruction de mon cadre personnel de référence (…).»
Les conseils aux professionnels et aux pairs
Par leur expérience les personnes découvrent une «médecine personelle» qu’elles décrivent dans leurs récits: comment rester en bonne santé et trouver les bonnes raisons pour le faire [9]. Certains auteurs développent des compétences de pairs, professionnels ou non. Par exemple, un anonyme [22] décrit comment il a appris à gérer sa maladie mentale dans une liste de points essentiels pour son rétablissement: les points positifs et négatifs des psychiatres, le rapport ambivalent à la médication, l’importance des relations «superficielles» de voisinage, l’influence de l’écriture sur le mode de pensée, la stigmatisation et la prudence du dévoilement, le stress des situations sociales, l’influence du sentiment de sécurité sur la paranoïa, etc.
D’autres expliquent comment être en relation avec quelqu’un qui délire.
«Je pense que si un médecin m’avait dit que mon délire n’était pas vrai, je ne l’aurais probablement pas cru (…) Je respecte les médecins, mais au lieu de se mettre à un niveau supérieur, ils feraient mieux de se comporter comme un ami ou un voisin» [23].
Un autre encore discute l’opportunité du dévoilement au travers du récit d’une tranche de vie: «Quand dites-vous à quelque que vous êtes schizophrène?».
«Je me demande souvent si on comprendrait si je parlais de mon diagnostic (de schizophrénie)? Si j’en parle à quelqu'un, imaginera-t-il un tueur, comme celui de Virginia Tech?
(…) Il y avait un homme assis au bar qui avait une conversation avec lui-même (…) Les autres ont dit, ‹Il a des problèmes. Il est fou›. Cette réponse m’a énervé et j’ai dit: ‹Tout comme moi›. Ils ont ri. ‹Non, je veux dire qu'il est vraiment schizophrène›. J’ai souri et hoché la tête» [24].
Les contributions originales
Certains récits sont vraiment délicieux d’originalité, de simplicité et de poésie pour nous faire accéder directement aux questions essentielles. Par exemple, dans «Le marteau: quelque chose à ignorer», Jason Jepson illustre de manière subtile et intrigante la stigmatisation et de l’auto-stigmatisation dans la banalité de l’existence [25].
«En me baladant aujourd'hui, j’ai trouvé un marteau au bord du chemin (...) J’ai pris le marteau, craignant qu’un enfant ne se blesse (...) Habituellement, lorsque quelque chose de différent se produit dans ma vie, mon esprit se met à gamberger. Je n’appellerais pas ça une hallucination, mais juste une image dans mon cerveau. Dans ce cas, j’ai vu une voiture de police s’arrêter en face de moi. Un policier me dit de laisser tomber le marteau et de me mettre à genoux. Il me dit aussi de mettre mes mains sur ma tête. J’ai pensé que tout cela pourrait se produire alors que mes voisins me regardent. »
Conclusion
Comme professionnel de la santé mentale, nous rencontrons des personnes qui peuvent nous instruire par leur propre expérience, dès lors que nous sommes ouverts à les entendre. Une patiente me disait que pour cela, il me fallait quitter ma position «d’entomologiste» avec laquelle elle se sentait un insecte observé à la loupe, en particulier quand j’étais inquièt des symptômes qu’elle présentait. Avec beaucoup de générosité, et son talent d’écrivain, cette personne d’abord écrit un chapitre du livre «Doué de folie» [26], puis d’autres livres, conférences et articles pour transmettre à d’autres son expérience vécue et sa réflexion [13, 27–30]. Il est précieux qu’elle ait pu le faire dans les pages des Archives Suisses de Neurologie et Psychiatrie avant qu’une rubrique spécifique existe [29]. Les contributions à la première personne montrent l’apport indispensable de pairs dans les soins psychiatriques. Dans l’esprit d’entraide qui les motivent, plusieurs auteurs ont d’ailleurs développé un rôle de pair aidant en santé mentale. Ecrire, c’est s’aider soi-même en racontant la transformation de son identité et aider les autres en stimulant en eux les échos de leur propre récit.
Chaque récit est bien sûr profondément unique, et il n’est pas nécessaire de chercher une généralisation de l’expérience individuelle pour qu’elle soit instructive. Dans le monde convenu des publications médicales, les récits à la première personne apportent un vent de liberté et de créativité. De plus, lorsque les connaissances médicales s’empilent les unes sur les autres, elles finissent par s’éloigner des préoccupations fondamentales des personnes malades. Dans un monde où le discours technocratique tend à dominer, les récits à la première personne nous ramènent ainsi sainement au cœur de notre quête d’humanité.
Funding / potential competing interests:
No financial support and no other potential conflict of interest relevant to this article was reported.
Correspondence
Prof. Dr méd. Charles Bonsack, Centre hospitalier universitaire vaudois, Service de psychiatrie communautaire, Place Chauderon 18, CH-1003 Lausanne, Charles.Bonsack[at]chuv.ch
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