
First person account
Devenir bénéficiaire de l’AI, tout un métier …
1 A la demande de l'auteur, son nom ne sera pas rendu anonyme.
«Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas?» (Paul Valéry)
A 48 ans, suite à une incapacité de travail prolongée, je suis tombée à l’AI, comme un fruit trop mûr tombe de sa hauteur. A mon corps défendant. A terre je me suis retrouvée, sans carapace, nue devant l’existence. Sans rites de passage. Les lois de la gravité sont sans pitié. Le sol n’en finit pas de se dérober. Après la perte de ma santé, la perte de mon travail et tous les avantages socioéconomiques et la crédibilité qui vont avec, je me suis retrouvée dans la mouise financière. Même si j’ai eu la «chance» que la période entre le versement du dernier salaire et le versement des rentes n’a duré que six mois, cette «chance» n’a payé, ni mon loyer, ni mes factures, ni rassuré mes angoisses. J’étais une apostrophe suspendue au-dessus d’un abîme intemporel et lourdement menaçant. En solitaire, je quittais un monde dont je connaissais la petite musique, pour une terre inconnue, austère, inhospitalière. Les collègues deviennent des connaissances que je croise de moins en moins, et avec lesquels on ne partage plus grand chose, sinon des sourires gênés. Avec les amis très attachés à la normalité, je suis devenue trop singulière. La vie se rétrécit. L’avenir est derrière moi. Je marche le regard baissé, un pied dans la merde, un pied dans le vide….
Je n’ai jamais cru qu’en se levant, on était quelqu’un. On se lève, puis on cherche des preuves de notre identité. Ce sont nos rôles, nos statuts, nos obligations, nos pratiques quotidiennes dans et avec le monde, qui nous donnent une consistance. Toujours provisoire. Ce sont les étudiants, qui attendent dans la salle de cours, qui me confèrent mon rôle de prof. Si je suis à l’hôpital, tout le monde se fout que je soie prof. Je suis la laparoscopie de la 412. Si je suis à l’AI, je me lève chaque matin en n’étant rien, et c’est dans le tête-à-tête avec mon silence que je trouve les preuves que ne suis rien d’autre que poussière cosmique dans l’infinité.
«Nous sommes programmés pour percevoir en nous une identité, alors qu’il n’y a en vérité que du changement. Nous sommes programmés pour l’illusion du moi» [1, p.96].
Qui seriez-vous, si votre Moi ne pouvait plus s’abriter derrière les valeurs, comme le travail, l’argent, les biens, le logement, la famille, pour se donner un vernis social, se raconter, se présenter, se positionner dans le jeux des interactions sociales ou institutionnelles, obtenir du crédit [cf. 2]?
Que reste-il de moi, si ma bibliothèque de moi fictifs est vide?
Devenir bénéficiaire de l’AI, après une vie professionnelle remplie, est un métier dont il faut apprendre les ficelles. Ici, pas de séminaires de préparation, comme pour la retraite. Ni d’association AA (AIste Anonymes) qui vous accueille avec fraternité. On apprend sur le tas. Par essais et erreurs. On apprend à se débrouiller seul, sans réseau de soutien. On apprend des manières de parler, de se taire, ou de se comporter de façon à sauver sa face. Car il faut désormais composer au quotidien avec le double stigmate, celui d’être un déclassé social à l’AI, et celui des raisons qui ont présidé à l’octroi d’une rente: être une frappadingue. La honte étant contagieuse, on développe tout un art de la dissimulation. En contrepoint, notre nouvelle vie nous oblige à l’épreuve épuisante du dévoilement de soi, dans toute une série de formulaires, de questionnaires standardisés à remplir, ou lors d’entretiens. Pas le choix. Il faut divulguer des informations personnelles, délier le secret médical, et raconter son parcours, comme s’il fallait encore et encore fournir des justifications à son vécu pathologique. «Les sujets à qui l’on demande de se raconter à tout bout de champ en souffrent, car il est une hémorragie identitaire de la parole, comme il en est une du sang» [3, p. 298].
Devenir bénéficiaire de l’AI, tel le roseau, c’est apprendre à ployer, car désormais son avenir matériel, qu’il s’agisse de l’octroi d’une rente, du renouvellement de celle-ci ou de l’accès à des mesures de réinsertion, ne dépend plus de sa propre responsabilité, mais de celle de tout un cortège d’agents socioadministratifs, d’ «experts» ou de médecins psychiatres, souvent très mal coordonnés entre eux.
Devenir bénéficiaire de l’AI, c’est devenir un citoyen de second ordre, assujetti à une logique bureaucratique mortifiante qui fait de soi une chose administrative, un numéro ou dans le meilleur des cas, un cas.
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été bancale, sujette à l’intranquillité, aux tempêtes dans le crâne, à une hypersensibilité et des insomnies. Mes parents n’avaient ni le sens du mélodrame, ni le goût pour l’auto-complaisance. Ce qui m’a incité à m’employer à améliorer mes handicaps. Ma vie a été une succession de chutes rattrapées. A partir de l’âge adulte, j’ai consulté toutes sortes de médecins de l’âme. Parfois, ils m’ont apporté de l’aide. J’ai essayé plein de médicaments. Peu m’ont convenu. J’ai expérimenté plein de trucs alternatifs. Certains font encore partie de mon hygiène de vie. Au fil du temps, on constate que la promesse de la lumière au bout du tunnel réconforte surtout l’industrie pharmaceutiques ou celle du développement personnel.
A mon entrée à l’AI, la folie qui m’avait talonnée comme une chienne fidèle et discrète, a perdu sa poésie. Pour rentrer dans des cases, elle s’est démultipliée en une série d’étiquettes: dépression, burn out, troubles anxieux généralisés, troubles somatoformes, troubles de l’évidence naturelle, schizophrénie paucisymptomatique, et finalement syndrome Asperger. Un psy, un diagnostic. Un autre psy, un autre diagnostic… Nommer, dit Maurice Blanchot, «cette violence qui met de côté ce qui est nommé au profit de la commodité d’un nom» [4, p.10].
A partir de là, mes anomalies ont eu du mal à laisser échapper la partie de moi qui n’entrait pas dans les grilles. La partie de moi la plus créative.
Dans notre société, les psychiatres représentent la seule autorité, avec les pasteurs pour les croyants, vers qui se tourner quand on glisse à toutes berzingues sur le toboggan de la déchéance. C’est tout naturellement que je me suis tournée vers le cabinet du psy, cherchant à y faire converger mes énergies agonisantes et mes espoirs d’enrayer le plongeon.
J’ai vite déchanté, tant les pratiques psychiatriques que j’ai expérimentées, alors, étaient en décalage avec la réalité psychosociale et économique où je me trouvais. Lors de trois tentatives, je n’ai trouvé ni compréhension, ni écoute, ni solutions. Les psy semblaient incapables de comprendre la nature et la profondeur d’une détresse liée à la perte de la sécurité, incapables de sortir des oeillères de leur formation ou de leur milieu d’appartenance. Peut-être, par déni de leur propre hantise: est-ce que cela pourrait m’arriver à moi? Peut-être, par dégoût des tâches sociales d’assistance. Les thérapies de soutien consistaient en des échanges algorithmiques, ponctués de prescriptions paternalistes: «faut manger, faut vous reposer, faut prendre un peu l’air, faut sortir de votre isolement», d’autres plus définitives: «faut faire le deuil du travail», «faut accepter votre handicap», sans aucun mode d’emploi. Si je suis en proie à une inquiétude paralysante au sujet de ma fin de mois, de la perte de mon logement, ou de mon avenir, je n’ai que faire des platitudes «oh mais c’est normal», ni d’une psychologisation «vous faites une crise de panique», ni d’une ordonnance de psychotrope, ni d’une proposition psychiatrique d’hospitalisation, j’ai besoin avant tout de résoudre des problèmes concrets et urgents pour calmer mes angoisses.
A force d’être hors cadre, hors sens, hors projet, hors compréhension, ma parole, s’émiettait, se dévitalisait, se recroquevillait, se résignait, se mourait.
L’AI n’est pas un sanatorium, mais peut être une essoreuse. Me retrouver à l’AI, a été un suicide social, avant d’être une invitation spirituelle à m’affronter aux grandes expériences de l’être humain: le corps, la souffrance, le rapport à l’autre et la nécessité d’enraciner le progrès dans le quotidien. Une invitation à apprendre ce que Jollien appelle, son «métier d’homme», dont l’essentiel consiste à opérer une conversion du regard: donner sens à la souffrance pour qu’elle n’ait pas le dernier mot, et envisager, dès lors, chaque difficulté comme un joyeux combat [5].
Pour m’aider à embrasser cette quête de la légèreté, je me suis tournée vers ce qui était susceptible de me mettre en mouvement et en imaginaire [cf. 6]. A travers la pratique quotidienne du yoga, j’ai découvert la joie d’un corps qui se déploie, pas à pas, au-delà de ses limites. Et, rien de tel qu’une posture tête en bas, pour élargir sa conscience sur le monde. La participation à des ateliers réguliers d’écriture littéraire, tout en me permettant d’explorer les possibilités illimitées de création avec des mots, m’a initiée aux joies de la construction d’histoires, de personnages, d’intrigues, et la joie de pouvoir les partager avec d’autres. Rien de tel, que l’écriture pour transfigurer une réalité trop pesante. Plus tard, la fréquentation régulière d’un atelier «artistique» de réhabilitation, outre d’y avoir trouvé une place non négligeable parmi d’autres zinzins, m’a permis de m’exprimer librement non plus avec des mots, mais avec de la matière et des couleurs. Barbouiller comme si je n’étais pas déjà née, rien de tel, pour m’évader du carcan des pensées et atteindre un état de transe bienfaisant.
C’est les hasards de la vie en 2018, qui m’ont amenée dans un centre somato-psychothérapeutique, où une psy a su me recevoir comme un être humain avec ses ressources. Ici, pas de diagnostic. Seulement des hypothèses de travail. Grâce à une écoute proactive, cette thérapeute m’a empêchée de m’enferrer dans une parole stérile et rôdée, en me proposant en situation, des techniques concrètes, pour me permettre d’accéder petit à petit à ce que mon corps ressent, d’y faire face et de retrouver le calme. A chaque séance, je ressors, plus légère et confiante, avec des outils très concrets à expérimenter chaque jour à la maison. Parfois, c’est la suggestion de la lecture d’un bouquin, qui fait mouche. Avec elle aussi, je peux trouver un écho aux questions existentielles qui me taraudent.
Chemin faisant, grâce à cette thérapie intégrative, mon Moi retrouve la trame d’une fiction habitable et la mélodie des lendemains qui chantent.
Références:
1 Gray J. Chiens de paille. Réflexions sur les humains et les animaux. Paris: Les belles lettres; 2019.
2 Furtos J. Les cliniques de la précarité: contexte social, psychopathologie et dispositifs. Paris: Masson; 2008.
3 Declerck P. Les naufragés. Paris: Edition Plon; 2001.
4 Préface AJ-C. In : de Schovanec J. Je suis à l’est! Savant et autiste. Paris: Plon; 2013
5 Jollien A. Le métier d’homme. Paris: Seuil; 2001.
6 Jouvent R. Le cerveau magicien: de la réalité au plaisir psychique. Paris: Odile Jacob; 2013.
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