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De l’épuisement professionnel à l’invalidité
1 Le nom de l'auteur est connu de la rédaction.
C’est arrivé un mercredi début mai 2015. Après plusieurs jours où je me sentais très fatiguée, épuisée et stressée par divers éléments dont la venue annoncée d’une amie résidant à l’étranger que nous allions accueillir chez nous, je me suis soudainement retrouvée dans l’impossibilité de me rendre à mon travail et de faire quoi que ce soit.
J’ai fait des études d’ingénieur géomètre à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, où je fus également assistante de recherche au début de ma carrière, avant d’occuper différents postes à responsabilités tant dans le secteur privé que dans le public. J’ai toujours accordé une grande importance à mon travail, le considérant comme étant de la plus haute priorité. Je souhaitais occuper le plus rapidement possible un poste de direction. J’avais donc l’habitude de consacrer énormément de temps à mon activité professionnelle et je ne m’attendais pas à cette situation nouvelle. En effet, je pensais avoir moins de responsabilités stressantes que par le passé avec le nouveau poste de professeur que j’occupais, depuis un peu plus d’une année, dans une Haute école d’ingénieurs.
Je suis donc allée chez mon médecin généraliste. Étant incapable d’exprimer clairement ce qui m’arrivait, sa décision a été rapide: arrêt de travail pour deux semaines, renouvelable. J’avais un burnout. Il m’a dit de me reposer et d’aller au cinéma, sans mesurer que j’étais incapable de me déplacer seule où que ce soit. J’étais venue en taxi, au grand soulagement de mon médecin, et je suis repartie par le même moyen. Trois jours plus tard, samedi soir, j’ai fait mon premier épisode psychotique: je parlais à mon mari, selon ses dires, de manière elliptique et répétitive, j’étais persuadée que mon amie, qui entretemps avait annulé sa venue, était arrivée et m’attendait dans la rue, que son fils était décédé et qu’il fallait prendre au plus vite l’avion pour assister à l’enterrement. Tout ceci me paraissait logique alors que c’était le fruit de mon imagination et mon entourage était perturbé par ce comportement inhabituel.
Pendant plusieurs jours, je n’ai pu quitter mon lit. Mon mari a tout pris en charge: le contact avec les médecins, la confection des repas ainsi que toutes les menues choses que l’on fait habituellement dans un ménage. J’écrivais dans un carnet tout ce que je voyais depuis ma chambre et ce que je ressentais. J’avais conscience de la gravité de ce qui m’arrivait et je n’avais qu’une hâte, celle de me sortir de ce mauvais pas. Je n’arrivais plus à m’adonner à des tâches qui habituellement me plaisaient comme lire des journaux ou suivre le téléjournal: je n’arrivais plus à saisir aisément le sens de ce qui était écrit ou dit. Il m’était impossible de conduire, de faire des achats, d’avoir une conversation suivie et de tenir des propos développés et cohérents. Je n’avais cependant pas le sentiment de déraisonner et j’étais très soulagée d’avoir conservé toutes mes facultés intellectuelles.
Je devais faire de grands efforts de concentration pour arriver à parler. Durant les premières semaines de maladie, tout me demandait un immense effort. J’avais des difficultés à comprendre les sujets du téléjournal car tout allait trop vite pour moi. Il m’était insupportable de voir des films avec de la violence. Lorsque je prenais le train, les vibrations du wagon étaient amplifiées et le paysage se déplaçait trop rapidement à mon goût. Il fallait néanmoins que je supporte ce désagrément pour arriver à destination. Les changements de voie dus à des perturbations du trafic étaient une vraie torture car je devais me concentrer pour ne pas me tromper de train.
J’avais une préoccupation, c’était de résoudre tous les problèmes en suspens à la maison. J’ai acheté toutes sortes d’accessoires qui me semblaient indispensables et les ai installés. Faire des achats me plaisait beaucoup car j’avais l’impression de faire quelque chose d’utile. J’ai mis tout l’appartement sens dessus-dessous en vidant certaines armoires pour en organiser différemment le contenu. Je m’employais à classer les choses. Ainsi les vases à fleurs étaient arrangés par couleur plutôt que par taille. Cette période n’a duré que quelques semaines puis tout est rentré dans l’ordre.
L’épuisement professionnel m’affectait. Lors de cet épisode, j’ai pris conscience du fait que j’avais mis mes émotions sous un couvercle. Au fil des semaines qui passaient, des souvenirs anciens, en particulier ceux liés à la mort de mon père et de ma sœur, remontaient par vagues. J’avais maintenant la faculté d’exprimer ce qui ne me plaisait pas et de dire non, notamment à ma mère, dont le caractère particulièrement difficile et autoritaire m’avait fait développer, depuis mon enfance et sans que j’en aie conscience, des stratégies d’adaptation. Ce que j’ignorais, c’est qu’un mal sérieux qui ne s’était pas encore manifesté de façon visible m’obligerait à prendre des médicaments durant toute ma vie. J’ai réussi à remonter assez rapidement la pente car moins de trois mois plus tard, en août 2015, je reprenais mon travail à 50% et en septembre à 100%, malgré divers avertissements qu’il ne faut rien précipiter. Mais la rentrée académique était là et je ne voulais pas ne pas assumer mes charges.
J’ai réalisé par la suite que la structure de mon institution n’avait rien prévu pour accompagner les collaborateurs revenant d’une absence de longue durée et les responsables se comportaient comme si la personne avait été en vacances et était revenue en pleine possession de ses moyens Ainsi, je me suis très rapidement retrouvée avec des charges et missions supplémentaires. Je devais, en particulier, mettre à jour le système d’information permettant le suivi du parcours des étudiants. C’était une tâche stressante car toute modification était immédiatement répercutée dans la base de données sans filet de secours.
Malgré tout ça, j’ai fait toute l’année académique 2015-16 sans devoir m’arrêter à nouveau. Néanmoins, à la fin du printemps 2016 je donnais à mon psychiatre des signes de légère dépression.
En août 2016, en revenant des vacances, je me sentais remplie d’énergie et euphorique, je faisais plein de choses et je dormais très peu, presque pas. A la fin du mois, j’ai fait une crise qui a nécessité mon hospitalisation durant dix jours. A 59 ans, j’étais diagnostiquée bipolaire. Je n’ai pas trouvé désagréable mon séjour à Cery et j’ai très vite repris pied. A nouveau, j’ai recommencé rapidement mon travail, dès la mi-septembre. Jusqu’à cet épisode, je n’arrivais pas à envisager d’arrêter de travailler. Je m’étais toujours énormément investie dans ma profession et j’adorais mon travail. Je craignais aussi que la diminution des moyens financiers ne m’oblige à changer radicalement de style de vie. Finalement, après une réduction progressive de mon taux d’activité, car mon état se détériorait rapidement, j’ai arrêté de travailler le 1er décembre 2016. Au même moment je commençais un traitement au lithium afin de stabiliser mon humeur.
Je supportais bien ce médicament mais il avait un effet très négatif dans la mesure où le moindre effort m’obligeait à me reposer – sans parler de la prise de poids relativement importante qui a accompagné son administration. J’alternais une heure trente d’activités très modérées avec le même temps en repos. Au cours du premier semestre de l’année 2017, j’ai fait deux dépressions. Durant ces épisodes, j’étais sans énergie, je n’arrivais même pas à arroser une plante. En août 2018, le traitement au lithium a été arrêté. Cette période sans lithium n’a pas duré car j’ai fait une nouvelle mini-crise début décembre 2018 qui fort heureusement a pu être résolue sans hospitalisation et avec la prise renouvelée de lithium. Depuis, je prends conjointement du lithium et du Risperdal afin de retrouver l’énergie nécessaire pour une vie ¨normale¨. Dès le début de ma maladie mon état s’est amélioré par paliers. Très longtemps, j’ai été dans l’incapacité de faire un repas. Je n’arrivais pas à imaginer faire les courses puis préparer un plat selon une recette que je connaissais. Ce n’est qu’en février 2019 que j’ai fait l’acquisition d’un robot cuisinier et que j’ai trouvé un certain plaisir à confectionner des repas. Au mois de septembre 2019, j’ai retrouvé la possibilité de parler sans devoir me concentrer. C’est un grand progrès. Ma vie a radicalement changé. Le travail n’est, de fait, plus une priorité, ni même une contrainte. J’ai compris que je lui avais accordé une trop grande place, au détriment de ma famille et de mes amis. Je sais également mieux reconnaître et exprimer mes émotions. Tous ces changements je les dois en grande partie à mon psychiatre et je lui en suis infiniment reconnaissante.
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