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La contrainte en psychiatrie
«L’âme souffre d’un déficit d’imagination matérielle.» Gaston Bachelard
Afin d’écrire un texte sur ce thème, il m’a fallu revenir dans le passé de mon parcours de vie. En ce temps-là, il y avait «eux» et il y avait «nous», deux entités distinctes qui ne se rejoignaient pas. Deux mondes opposés par la rationalité et la folie. Une «guerre» subtile, parfois brutale et violente qui ne laisse pas indemne.
Lorsque les patients évoquent la contrainte en milieu psychiatrique, ils décrivent souvent les conditions violentes et humiliantes de leur traitement: séjour forcé en chambre d’isolement, chantage, obligation d’ingérer des médicaments, mesures de contention, privation de liberté.
En tant que patiente au vécu qualifié de psychotique, j’ai expérimenté ce rapport de pouvoir exercé par les institutions disposant du mandat de nous soigner. Car qui dit contrainte, dit automatiquement pouvoir sur autrui, dans le sens de «presser, faire peser». La psychiatrie se définit étymologiquement et historiquement comme une médecine de l’âme. Elle a donc le pouvoir d’évaluer la santé mentale de tout individu à l’aune de ses propres critères. Qu’importe le diagnostic établi. Nous, patients, sommes désormais étiquetés comme anormaux. Nous ne pourrons jamais redevenir normaux. Ceci n’est pas notre destinée. On nous soigne pour ne pas déséquilibrer la société de nos comportements chaotiques et nos discours irrationnels. Il faut filer droit. Parler comme les autres. Fonctionner comme les autres. Ne pas faire de vagues. Notre âme libérée, prise de folie passagère doit être remise à l’ordre par la police de la pensée. Alors la contrainte vécue commence au moment même où les autres considèrent avoir la légitimité d’exercer une pression pour ce qu’ils considèrent comme un bien.
Je crois qu’il y a une énorme confusion de ce qu’est véritablement la folie. Lorsqu’un type tue sa femme pour des raisons passionnelles ou qu’un autre entre dans un djihad parce qu’il se sent persécuté par des ennemis, on dit qu’il est fou. Mais ce type de folie n’en est pas vraiment une. Il s’ancre dans un discours compréhensible intellectuellement parlant. Or moi, j’ai vraiment été folle. Folle à lier. Personne ne m’a comprise.
Du temps où j’étais prise de folie
Je suis le feu fou. Le mot fou est un terme qui est apparu durant le Moyen-Age au XIème siècle. Il a la même racine que les mots: follet, feu-follet, affoler, affolement, folâtre, raffoler.
Je suis venue à vous. Vous tous. Humanité entière. Lorsque je vous parlais, je vous disais être animée par Dieu, par Jésus, par Bouddha, par Allah. J’ai exigé que tous les hommes me suivent parce que j’étais mue par un brasier. Le même que celui du buisson ardent dans l’histoire de Moïse. Dieu se révèle par le feu, disent les écritures. Le feu qui dévore. Salvateur ou Destructeur. Je suis dévorée par la folie divine avec une seule mission: démanteler le pouvoir de l’intelligence en place. Celle de la bête: la raison humaine cartésienne qui dit: «Je pense, donc je suis».
Dans ma folie, je ne pense pas. Je ne pense plus. L’instinct a pris le pouvoir sur ma pensée. Je parle mais ce n’est pas moi qui parle. J’agis mais ce n’est pas moi qui agis. Oui, je vis un état de dépersonnalisation, mais ce phénomène possède une vérité intrinsèque propre à tous les récits mythologiques. L’idée que la réalité est plus proche du rêve que d’une matérialité tangible et immuable. Tout le monde perçoit tel ou tel objet dans sa densité et sa structure. Mais qui est capable de percevoir le vide inhérent à la matière puisque celle-ci est constituée de 99,99% de vide?
Le fou fait l’expérience du vide. Il n’est plus animé par la logique de sa propre pensée. Sa pensée n’est plus maîtrisable. Elle vient du chaos et du désordre. En tant que fou, j’ai eu une fonction au sein de cette humanité robotisée, obsédée par l’anticipation, par la production et le rendement. Je suis entrée en guerre contre un système contraignant par la force de ma folie, éloge de la liberté de l’esprit. Sans limites. Sans contraintes. Hormis celle de Dieu, contrainte encore plus forte que celle des hommes.
De sujet à objet
Pendant des années, ma folie a été éloignée de la psychiatrie. Tout le monde avait eu vent de mon délire mystique qui m’avait poussée à tout quitter (cf. article précédent). Je demeurais en ermite et j’écrivais quantité de textes à teneur prophétique. Pour moi, l’humain en général était tourné vers le mal. Son cœur était perverti par l’appât du gain, du pouvoir, de la reconnaissance, du savoir et de la domination. Il avait oublié le lien premier à son âme et ne reconnaissait plus son maître.
Tant que je demeurais dans la discrétion derrière mon écran, ma folie était acceptable. Cependant, je souffrais de ma solitude et de l’échec avoué de ma mission. Des années avaient passées et force était de constater que je demeurais sans disciples. Pire, Dieu ne se manifestait pas du tout hormis de moi seule. Je criais au déchirement et au désespoir. Je hurlais qu’il m’avait bien abandonnée sur ma croix!
Une nuit, je décidais de prendre ma voiture pour me tuer. C’était la solution. La fin de mes tourments sans fin. Dieu allait reprendre ma vie et j’en aurai fini avec sa révélation sans espoir. Lui, qui avait tout pouvoir, refusait de se révéler. J’avais beau discourir, expliquer, accumuler des actes bizarres. Personne ne me croyait. J’étais le prophète souffrant, exactement comme Job. Le Juste. Le Saint, mis à l’épreuve.
Il y a eu un accident. Ma voiture a fait une embardée et a été complètement détruite mais j’étais indemne. Sans aucune égratignure. Cet «enfoiré» de Dieu s’était encore moqué de moi. Je ne voulais plus vivre mais j’y étais obligée. Quelle souffrance!
Et c’est là que les problèmes psychiatriques ont commencé. J’ai débarqué pour la première fois dans un hôpital psychiatrique. Vu mon comportement, les médecins ont tout de suite diagnostiqué une psychose. De sujet, je suis passée à objet. J’étais placée sous PLAFA, jugée incapable de discernement, niant farouchement ma maladie, refusant toute tentative de traitement. Au début, l’envoyée divine que j’étais, a essayé d’argumenter sa cause comme dans un tribunal, mentionnant les théories de la physique quantique, citant les écritures, les expériences des saints, les modifications de la conscience etc. Mais je me heurtais à un obstacle suprême: les saints ne se comportent pas comme des fous. Hélas, il est vrai que je me suis mise à chanter un air d’opéra à tue tête et à rire comme une démente lorsqu’une psychiatre m’avait dit: «Madame, nous voyons que vous souffrez beaucoup.» Ce n’était pas du tout le cas. Je vivais un état de béatitude totale. Dieu n’était vraiment pas crédible.
Le problème, lorsqu’on vous diagnostique une maladie mentale, c’est que vous devenez un objet de santé mentale. Les professionnels sont là pour une unique raison: vous soigner. Dès lors, il est inutile de se battre contre des contraintes implicites liées au statut de patient. Les soignants n’avaient que faire de ma révélation et de mon expérience de Dieu, alors que ma mission consistait précisément à témoigner de Son existence au monde entier. Eux, ils étaient là pour me soigner la tête. Ils avaient donc toute autorité sur moi. Ils pouvaient me contraindre à rester à l’hôpital. Me poser des centaines de questions sans m’en demander l’autorisation. M’astreindre à prendre mes médicaments. M’obliger à supporter une gardienne 24h sur 24. Me cantonner à la chambre d’isolement. Leurs intérêts n’ont rien à voir avec le délire à proprement parler. Les interprétations peuvent être basiques et sans profondeur: «Madame Bachelard a vécu un burn-out. Ce terrain psychique fragile a favorisé l’émergence d’une psychose.» Le contenu de la psychose semble n’avoir aucune importance contrairement à la cause supposée de celle-ci.
Petit à petit, tous les patients comprennent qu’ils ont intérêt à «collaborer» sous peine de conséquences lourdes. L’injonction de la contrainte de collaboration est extrêmement forte. On appelle cela: la compliance du patient. La coopération du patient signifie qu’il doit être docile, accepter son traitement, son diagnostic, adhérer à la thérapie sans quoi c’est l’échec assuré. Imaginez que je place tous les psychiatres dans un hôpital et que je dise: «Voilà, vous souffrez de la psychose du psychiatre. Vous vous prenez pour un psychiatre mais vous ne l’êtes pas. Collaborez avec nous et tout ira bien!»
Je pense qu’au bout d’un mois d’hospitalisation, vous allez faire exactement comme moi. Vous clamerez haut et fort tout ce que l’institution veut entendre pour pouvoir sortir de l’hôpital et moi, je serai très contente d’avoir réussi à soigner votre psychose. Bien entendu, votre prestation devra être crédible. Vous devrez vous mettre dans la peau d’un vrai comédien, taire vos pensées, vos sentiments et vos ressentis.
J’ai pu voir combien certains soignants sont satisfaits lorsque vous correspondez enfin à ce qu’ils mesurent comme de la normalité. Un individu normal devrait être centré sur sa vie propre: sa famille, son travail, ses projets, ses amis. Il devrait éprouver des émotions normales sur des sujets normaux. Il ne devrait pas avoir d’obsession religieuse. Une psychiatre d’un hôpital avait reconnu que mon trouble pouvait s’apparenter à une expérience mystique. Elle disait cela avec le sourire, comme pour me mettre en confiance, mais tout son arsenal thérapeutique était centré sur une pathologie qu’elle taisait. Il n’y a donc aucune relation qui puisse s’instaurer avec qui que ce soit. Les jeux sont faits. Le malade est le malade. Ce n’est pas lui qui peut questionner le soignant en lui demandant: et vous? Avez-vous expérimenté une expansion de la conscience? Eprouvez-vous des doutes quand vous établissez un diagnostic? Comment vous sentez-vous en ma présence? Je vous sens sur la réserve. Qu’est-ce que provoque l’observation d’un état de folie?
Le malade se demande s’il n’y aurait pas une pathologie du côté des psychiatres au niveau spirituel. Les psychotiques que j’ai rencontrés (à l’hôpital et à l’extérieur) ont un constat sans appel: «ils n’y comprennent rien. Cela ne sert à rien de discuter avec eux.» Un monde s’oppose à un autre, mais le combat est inégal. Nous ne pouvons pas prouver la pathologie de ceux qui nous enferment. Cette angoisse permanente qu’ils portent de penser que nous pouvons être dangereux pour nous-mêmes ou pour les autres. Même la littérature scientifique engendre la confusion dans leur esprit. Ce n’est pas en lisant les études qui dictent des critères permettant de reconnaître les expériences mystiques saines de celles qui sont pathologiques, qu’ils pourront nous comprendre. Ils ne savent pas qui nous sommes. Ils ne reconnaissent pas le feu sacré qui brûle en nous alors que nous sommes capables d’un simple regard de nous reconnaître les uns les autres. Nous voyons avec le cœur. Ce qui, d’un point de vue rationnel n’a aucun sens.
Les professionnels ignorent tout de nos parcours, de notre quête spirituelle, de nos découvertes et de nos connaissances. En tant que chercheurs de l’absolu, nous savons reconnaître ceux qui ont eu un aperçu de «l’autre monde» par leur authenticité. Je doute fortement qu’un délire mystique vécu par une personne clairvoyante se solde par la parole suivante: «Dieu me demande de tuer mes voisins pour sauver l’humanité.» L’expression propre du délire appartient à l’identité profonde de tout être pour apprendre quelque chose par rapport à lui-même. Il s’agit d’un enseignement vécu à travers le délire. Il appartient au soignant de vérifier l’authenticité de la quête spirituelle du patient et d’avoir conscience que toutes les psychoses ne se ressemblent pas.
Ce n’est pas seulement la violence observable qui est à condamner mais l’ensemble d’un système déshumanisant, qui ne croit plus en l’humain mais aux chiffres et aux statistiques. La psychiatrie n’est qu’un élément parmi d’autres mais il participe malgré lui à la stigmatisation et à l’incompréhension de nos expériences.
Ma propre expérience contient une dimension mystérieuse formatrice qui m’appartient. Je suis celle qui connaît le mieux mon propre terrain psychotique, celle qui suit le témoin du processus créatif dans sa complexité, sa logique propre, son apparition et sa disparition. Qui d’autre que moi-même est-elle la mieux placée pour élaborer sa propre théorie de lecture d’un phénomène unique dont les autres observateurs n’ont qu’une vue partielle et limitée? Ils peuvent bien sûr participer à contribuer à la mise en sens de mon expérience, mais ils ne peuvent pas se substituer à mon expertise.
Je vis la contrainte psychiatrique comme la possession d’une autorité d’explication et de compréhension sur ma propre expérience, et la prise de pouvoir sur ma liberté. Celle-ci est si légitimée socialement parlant, qu’un simple voyage au Japon que je prévoyais avec ma fille, a suscité quantité d’inquiétude de mes proches, qui n’ont pas manqué de contacter ma psychiatre. Ma propre parole n’a aucune valeur. Par contre, l’appui de ma psychiatre a convaincu tout le monde. Aujourd’hui, si je dis: «ma psychiatre est d’accord.», je clos la discussion par un consensus collectif. J’ai pourtant 43 ans, mais il me faut le soutien de tout le système qui m’a étiqueté comme malade pour réussir à me réaffirmer en tant qu’individu. C’est un étrange paradoxe.
De la liberté d’être
Il est difficile de souligner l’apport bénéfique de la contrainte, pourtant elle existe. Sans elle, je n’entrerais pas en compassion avec les êtres qui ont soufferts. Sans elle, j’aurais conservé la toute puissance de mon ego. Peut-être que je serais là à vous exhorter une fois de plus à obéir à une puissance surnaturelle que vous ne percevez pas.
L’idée de retourner à l’hôpital m’est insupportable. Je crois que je préfère abandonner mon délire mystique plutôt que de m’acharner dans une voie sans issue. Par contre, il m’est nécessaire d’exprimer ma folie par d’autres voies: la peinture, la danse, le jeu et quelques fois, je me permets de folles libertés telle une sorcière sortant la nuit pour s’adonner à des rites incompréhensibles.
Je ne comprends pas pourquoi au lieu de contraindre la folie à se replier, à se taire, à s’immobiliser, on n’accompagne pas ce phénomène à s’exprimer complètement dans un lieu sécurisé. Hurlez! Dansez! Exprimez ce que vous sentez au fond de vous! Sortez cette énergie de vous, laissez-la se déployer, dire ce qu’elle a à dire. Ne jugez pas. Ecoutez! Regardez! Voyez! Sentez! Libérez-vous! Le Fou fait-il peur à Madame Raison qui, à son contact préfère l’isoler plutôt que de participer à sa manière, à sa danse?
Si la société nous percevait d’une autre manière, peut-être que les psychotiques souffriraient moins. Et si vous nous voyiez comme des enseignants plutôt que comme des malades? Et si vous observiez dans nos actes et nos discours, une sagesse cachée dont a besoin la communauté humaine: une liberté d’être hors des carcans et de la norme, une souffrance nécessaire au travers de nos crises qui sont comme une éruption d’une contrainte trop longtemps contenue, celle de notre folie interne perçue comme négative. Et si nous apprenions ensemble à équilibrer Raison et Folie, afin que ni l’une ni l’autre ne se manifeste dans son extrême, la rigidité d’une part et le chaos d’autre part?
Un jour peut-être, les hommes pourront se rencontrer à nouveau. Sortir de leur rôle qui les pousse à se comporter de telle ou telle façon et permettre l’émergence d’une nouvelle façon d’être. Alors les fous ne seront plus les fous. Les soignants ne seront plus des soignants. Il y aura juste toi. Juste moi. Juste nous.
Mizué Bachelard
Correspondence
Mizué Bachelard, mizueb[at]bluewin.ch
Références
1 Bachelard G. L’eau et les rêves: Essai sur l’imagination de la matière. Biblio essais, 1993.
2 Bachelard G. La formation de l’esprit scientifique. Biblio Textes Philosophiques, 1998.
3 Campbell J. Puissance du mythe. Oxus, 2009.
4 Clément C, Sudhir K. La folle et le Saint. Seuil, 1993.
5 Csikszetmihalyi M. La créativité, Psychologie de la découverte et de l’invention. Robert Laffont, 2006.
6 Cyrulnik B. Histoire de la folie avant la psychiatrie. Odile Jacob, 2018.
7 Devos A. Abord du phénomène religieux dans la pratique psychiatrique. Revue l’information psychiatrique, 2010.
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