Film analysis
L’Hypersexualité dans le film «Nymphomaniac»
Lars von Trier réussit par le biais de ce film à cerner la vie d’une personne avec une hypersexualité et à animer un récit touchant, grâce à une sincérité et à son souci du détail. Ce long métrage permet au spectateur de se mettre à la place d’un patient souffrant de ce trouble et de mieux comprendre son ressenti ainsi que son vécu. Hormis l’aspect médical, ce film présente un tel esthétisme qu’il mérite largement d’être vu rien que pour sa qualité cinématographique.
Trame
«Nymphomaniac» est un film de Lars von Trier, scindé en 2 volumes, puisqu’à l’origine sa durée totale était de 325 minutes. Il est séparé en huit chapitres, racontés par notre personnage principal, Joe. Joe est une femme retrouvée un jour battue et à terre, par Seligman, un vieil homme empathique. Seligman emmène la femme chez lui afin de la soigner et lui demande comment elle s’est retrouvée là. Joe explique que pour qu’il comprenne, elle doit tout lui raconter depuis le début, ce à quoi il répond qu’il a tout son temps. Joe entreprend donc de lui raconter tout son parcours sexuel en huit chapitres, de son enfance à maintenant. A chaque chapitre, Seligman fait des comparaisons astucieuses avec divers sujets comme la pêche, les mathématiques ou encore la musique. On découvre petit à petit le parcours de vie de Joe et sa découverte du sexe, au début source de jeu, mais qui par la suite ronge au fur et à mesure de plus en plus sa vie.


Ce qu’il faut savoir
Avant la date de sortie du premier volet de «Nymphomaniac», on retrouve de multiples affiches arborant les rues, présentant les personnages principaux en plein orgasme. Tout de suite, Lars von Trier fait fort. Qui sont-ils? Ces visages, ainsi que le titre «Nymphomaniac» marquent l’esprit. Les témoins de ses affiches sont a priori d’abord choqués puis, si l’appât fonctionne, frappés par la curiosité. Il n’est pas commode d’avancer un film avec un tel sujet devant le public. Lars von Trier était à l’époque déjà considéré comme un réalisateur reconnu (le film est sorti en janvier 2014). Ses films ont toujours présenté des thématiques percutantes, mettant en scène des personnages perdus, dépressifs, violents ou encore nymphomanes. Ses films sont marqués par une espèce de cynisme, de noirceur et de misanthropie. Ses personnages perdent pied et nous, spectateurs, assistons à leur descente en enfer.
Pour ce film-ci, Lars von Trier a décidé de ne pas créer une version censurée. Il a évidemment accepté la censure des pays où le film est sorti, mais il n’en a pas créé une lui-même. Il a tenté de laisser son film sous la forme la plus brute. Ceci se note déjà quand il est confronté au montage du film. Le montage initial du film durait 325 minutes; il refusa de le couper et en confia la tâche à quelqu’un d’autre, ce qui aboutit aux deux volumes. De plus, il faut dire que les scènes de sexe dans le film sont très réalistes. Le spectateur n’est pas épargné. Lars von Trier a utilisé des acteurs pornographiques pour que cela fasse vrai ou a demandé aux vrais acteurs d’utiliser des prothèses génitales. Charlotte Gainsbourg, qui joue le personnage de Joe adulte, s’est d’ailleurs trouvée face à des critiques faites à ses enfants, a révélé son mari Yvan Attal dans l’émission de télévision «On n’est pas couché» le 19 avril 2014. Les autres enfants l’ont surnommée avec le nom affectif d’«oréo» dû à l’image assez répandue de Charlotte Gainsbourg qui se retrouve entre deux hommes noirs à moitié nus dans le deuxième volume.
Charlotte pourrait être qualifiée de muse pour Lars von Trier. Après «Antichrist» ou encore le célèbre «Melancholia», «Nymphomaniac» est leur troisième collaboration. Un rôle dans un film de Lars von Trier, ça ne se refuse pas… Oui, mais pourtant le film reste très controversé par les critiques. Cela se joue dans les deux extrêmes. Soit on adore, soit on déteste.
La Psychopathologie
Le personnage de Joe représente les critères du trouble hypersexuel qui ont été proposés pour le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, cinquième édition (DSM-5), mais qui ont finalement été rejetés par l’«American Psychiatric Association» malgré un essai sur le terrain suggérant que les critères étaient valides et fiables. Parmi les raisons invoquées de ne pas inclure le diagnostic figure notamment le risque de rendre pathologique des comportements normaux. En effet, un risque serait que le diagnostic induirait une confusion entre les jugements moraux de la société et des individus sur la sexualité et un trouble psychiatrique.
Joe s’est autodiagnostiquée hypersexuelle et remplit malgré tout tous les critères qui avaient été conceptualisés pour ce trouble.
Joe a des fantasmes, des pulsions sexuelles et des comportements sexuels intenses et récurrents pendant plusieurs années, associés à un temps excessif mis dans la planification et l’accomplissement de ses activités sexuelles. Joe raconte qu’elle voyait jusqu’à une dizaine d’hommes par jour pendant une heure et qu’elle avait un travail à côté. Elle prenait du temps pour organiser ses rendez-vous avec ces hommes et pour décider quel comportement elle devait adopter avec qui, et quand. Il y en a tellement qu’elle ne retient pas leur nom et leur donne une lettre de l’alphabet. On le voit notamment avec son amie B, Mme H. et tous les autres hommes avec qui elle a couché. Tous, sauf Jérôme, la seule personne qu’elle ait aimée.
Joe a également des comportements sexuels en réponse à des états d’humeur dysphorique, comme cela est illustré par sa réaction lors de la mort de son père, au chapitre «Delirium». C’est le seul chapitre à être filmé en noir et blanc. On note sa détresse tout le long de cet épisode et la seule chose à laquelle elle peut s’accrocher reste le sexe. Elle a deux rapports sexuels à l’hôpital et au moment où son père meurt, elle jouit.
Joe ne tient également pas compte du préjudice porté aux autres, comme on le voit avec Madame H., quittée par son mari qui avait des relations sexuelles avec Joe. Elle a détruit une famille. Elle dit d’abord à Seligman qu’elle ne ressent aucun remords en racontant cette histoire, mais finit par dire que ce moment l’a suivi toute sa vie.
Joe consacre énormément de temps à essayer de combler ses désirs, elle est dans une recherche continue du plaisir sexuel. On ne la trouvera que rarement, voire presque jamais, se concentrer réellement sur une autre activité dans sa vie. La vie entière de Joe s’agence autour de ses fantasmes et de ses besoins, qui prennent de plus en plus de place dans son existence. Les critères de dépendance sont remplis, tels que le surinvestissement de ces activités par rapport et au détriment des autres activités. Joe abandonne progressivement les autres sources de plaisir et d’intérêt. De plus, le désir puissant ou compulsion est difficilement contenable. Un autre élément notoire serait la persévération de ce comportement malgré la survenue de conséquences manifestement nocives pour elle, telles qu’un isolement par rapport aux autres et une souffrance interne liée à ses rapports inconsidérés. Nous pouvons parler d’un comportement hypersexuel qui peut relever du registre d’un trouble de la personnalité au vu du début de ce comportement lors de l’enfance, de l’adolescence et de la persévération de ce comportement jusqu’à l’âge adulte, lui causant une souffrance existentielle considérable. Il semblerait que ce comportement hypersexuel ait acquis une valeur quasi symbolique dans la vie de Joe, érotisant le lien avec les hommes, avec l’Homme, et lui rappelant son lien intense avec son père lors de sa tendre enfance (accentuée par les images en noir et blanc). Lien, par ailleurs, qu’elle ne cesse de rechercher à travers ses comportements hypersexuels, à tel point que ce comportement devienne réellement invalidant socialement, de par la place qu’il prend dans l’existence de Joe, lui causant une grande détresse.
Si on regarde la totalité du film, les deux volets réunis, on notera que le premier volet montre la première phase, où il n’est question que de plaisir: Joe en demande de plus en plus et ressent de la satisfaction, jusqu’à la fin où elle dit finalement qu’elle ne ressent plus rien. Dans deuxième volet, c’est la descente en enfer, elle le fait plus par habitude et recherche sans succès à retrouver le plaisir des débuts.
Les représentations sociales
La Maladie et les patients psychiatriques
L’hypersexualité dont souffre Joe est un sujet qui peut facilement amener à une représentation stéréotypée du trouble. Toutefois, malgré les images crues de sexe, le film ne semble pas tomber dans les clichés.
Dans le deuxième volume, l’exploration du sexe par Joe prend des tournures plus sadomasochistes, parfois presque ridicules. Cela pourrait être vu comme un stéréotype. Mais ces pratiques existent et ne pas les représenter pourrait relever du tabou. Du fait que Joe et Seligman sont comme isolés du reste du monde, l’unique jugement sociétal par rapport au trouble présenté aux spectateurs est celui de Mme H.
Le réalisateur aborde le sujet de la religion et de la morale chrétienne dans nos sociétés. La symbolique est effectivement très présente durant le film qui se montre riche en allégories, références artistiques et métaphores qui invitent le spectateur à une réflexion au-delà de la simple narration d’un trouble.
Il est intéressant de noter que le choix du personnage principal est une femme alors que l’hypersexualité touche en grande partie les hommes. Le fait de prendre un caractère féminin, qui est plus facilement condamnable par la société pour un tel comportement, brise davantage le tabou.
Les soignants
Les seuls professionnels de la santé apparaissent au chapitre 4, «Delirium», qui se passe à l’hôpital. En effet, le père de Joe est à l’hôpital où il va y mourir. Il est atteint d’un délirium. Les soignants, sans être méchants, ne montrent aucune empathie. Joe souffre, son père perd la raison et certes les soignants semblent donner des soins efficaces au père pour le soulager, mais n’accordent pas d’importance à la souffrance de Joe. L’hôpital est également très sobre.
Seligman semble aussi prendre le rôle du soignant. Il soigne Joe physiquement dans un premier temps, quand il la récupère dans la rue et l’amène chez lui pour qu’elle se remette. Ensuite il s’occupe de l’état mental de Joe, où il prend presque un rôle de psychothérapeute en écoutant Joe lui raconter toute son histoire. Cette impression est renforcée par la forte symbolique de Joe qui est couchée sur le lit alors que Seligman est assis devant, ce qui rappelle la conformation du patient sur le divan lors d’une cure psychanalytique.
Si on considère Seligman comme un soignant dans ce récit, alors on peut parler des stéréotypes liés au personnel de la santé présent. En effet, dans le premier volume, Seligman est normalisateur, puisqu’il cherche à chaque chapitre de Joe de rationaliser ses décisions en les comparant à d’autres choses comme la pêche par exemple. Sans condamner le sexe, Seligman montre une attitude non jugeante et considère Joe comme une femme libre.
A la fin du film, Seligman tente de violer Joe. Il prend tout à coup un rôle dominateur, en abusant de ce qu’il a appris de Joe. Cela peut également signifier que finalement il n’a rien compris à l’hypersexualité. En effet, il justifie son comportement en disant que puisqu’elle se considère comme nymphomane, elle devrait accepter de faire l’amour avec lui. Cette fin est cynique, avec Seligman qui endosse finalement un rôle d’abuseur. Cela pourrait représenter la méconnaissance du trouble et une discrimination des personnes souffrant d’hypersexualité qui devraient dans l’esprit des autres toujours vouloir plus et toujours être d’accord. Seligman n’est plus soignant, mais il tente de profiter du trouble pour assouvir son désir. Un parallèle peut être fait avec le risque de ne pas respecter les règles éthiques de la thérapie et profiter des faiblesses des patients.
Conclusion
«Nymphomaniac» de Lars Von Trier a un intérêt autant cinématographique que clinique. Il n’est toutefois pas recommandé pour tout public, car il contient beaucoup de scènes «choquantes» qui abordent plusieurs tabous, mais aussi parce que c’est un film complexe, qui demande une grande attention et un effort d’analyse. Le film peut servir comme support d’enseignement avec un réel intérêt puisqu’il retrace toute la vie d’une personne souffrant d’hypersexualité, ce qui permet de comprendre le personnage dans son ensemble. L’hypersexualité est également un sujet qui est plutôt abordé de manière comique dans le cinéma, ce qui rend précieux un film comme celui-ci qui aborde le sujet de façon plus réaliste. Parfois long et difficile d’accès, ce film mérite qu’on prenne le temps de le visionner et pourquoi pas le considérer comme un réel chef-d’œuvre.
Correspondence
Dr. méd. Gerard Calzada
HUG – Hôpitaux
Universitaires de Genève
Rue Grand Pré 70C
CH-1202 Genève
Gerard.Calza-da[at]hcuge.ch
Références
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