First person account
Pourvoyeur d’espoir
Prélude
J’ai aujourd’hui 63 ans. Je suis fort d’une expérience intime de la maladie psychique depuis plus de 40 ans.
Je peux dire que jusqu’à l’adolescence, j’ai vécu une enfance plutôt belle. Mes parents étaient tout à fait aimants. Je m’identifiais à mon père qui avait une profession que je trouvais formidable.
Cela a commencé à se gâter lorsque nous ne devions dire à personne où mon père travaillait. De par son statut de fonctionnaire international, cela pouvait rendre, parait-il, des gens jaloux.
Vers quatorze ans, je commençai à jouer de la guitare, sous l’impulsion de ma professeur de musique et de ma mère qui m’a offert ma première guitare. Je voulais jouer de la musique moderne mais je n’ai jamais eu de professeur adéquat à ce moment-là.
A 17 ans, je fis la rencontre de personnes douteuses qui m’entrainèrent sur le chemin du haschich. Il y a quand même quelque chose qui m’étonne dans cette histoire: cette substance provoqua immédiatement chez moi d’intenses angoisses de paranoïa et je ne comprends pas pourquoi j’ai persisté dans cette consommation. Je voulus en savoir plus sur ce produit et c’est pour cela que j’abandonnai mes études au grand dam de mes parents et que je partis faire la route. Cette route me conduisit en France puis en Hollande. A Amsterdam, j’étais tellement stone que je n’ai pas du tout profité de cette belle ville.
Mon errance se termina au Maroc. Là-bas je me fis pincer avec ma dose personnelle de hasch et je fus amené en prison. 18 ans et en prison à Marrakech! Les conditions dans cette prison étaient très dures: une cellule pour 70 prisonniers. Pour dire, on nous faisait dormir tête-bêche les uns contre les autres avec deux couvertures pour trois prisonniers. Une en dessous, à même le béton et une dessus pour se couvrir. Pas la peine de dire que si tu te lèves pour aller aux toilettes, tu ne retrouves plus ta place!
Dans cette prison, on fumait encore plus qu’à l’extérieur. Incroyable! Un jour, complètement pris dans les volutes du haschich, je fis la première prière (vraie prière) de ma vie. Je réalisai que j’avais complètement démoli ma vie et que j’étais maintenant perdu. Je demandai à Jésus de m’aimer (comme ma grand-mère me l’avait soufflé avant que je parte).
Heureusement que cette mésaventure à Marrakech ne dura que trois semaines.
Sorti de prison, je regagnai la Suisse avec le très peu d’argent qui me restait. Arrivé à Genève, ma mère m’attendait et j’ai dû aller faire soigner la gale des poux que j’avais attrapée en prison!
Suite à cela, je suis allé faire du ski à Bruson, mon village d’origine. Alors que je cherchai du cannabis, je rencontrai un groupe de jeunes chrétiens. Ils étaient beaux. Rien à voir avec les mauvaises rencontres du passé. En trois jours et après de très grosses hésitations, je fis le pas: je me convertis à Christ.
Super! Alléluia!
J’ai pensé ne plus avoir de problème. Mais non, j’ai été rattrapé par une maladie psychique.
Mon parcours dans la maladie
Suite à une fin d’adolescence assez compliquée et quatre mois après ma conversion, je fis une bouffée délirante, une crise mystique. Cet état me conduisit directement à l’Hôpital Psychiatrique de Genève «Bel-Air». J’y ai vécu en particulier la chambre d’isolation pendant trois jours et les packs glacés. Pourtant, je n’ai pas un mauvais souvenir de cette hospitalisation qui dura 3 mois.
J’imagine la catastrophe qu’ont dû vivre mes parents, ma sœur, mon frère de 12 ans qui n’ont pas du tout été préparés à cela. Ils se sont retrouvés catapultés dans un monde inconnu et sûrement aussi étrange que pénible.
Je voudrais dire ici que lorsque l’on est touché pour la première fois par des manifestations comme des hallucinations, on est incapable de faire la différence avec la réalité. Nous n’avons pas le référentiel pour appréhender cela et les hallucinations nous paraissent justement comme étant la réalité.
Pour moi, je voyais des déformations inquiétantes du visage et de la bouche chez certaines personnes. En réalité, je voyais parfois chez ces personnes comme des gueules de chiens méchants.
Juste avant cette époque, j’ai eu deux visions que j’ai tentées de mettre en image (figure 1, ci-dessous). La première vision représente un homme en feu sur sa partie gauche. Il avait l’air de sortir de moi. La deuxième vision, que j’ai eu deux semaines plus tard, représente aussi des hommes qui semblaient sortir de moi comme une succession de trois hommes. Ces deux visions me sont apparues lorsque j’étais en prière. Aujourd’hui je me pose encore la question du sens de ces visions.


Durant cette hospitalisation à Genève, j’ai demandé à avoir une activité dans le jardin de l’hôpital et comme cela fut positif, je trouvai un emploi chez un agriculteur à Genève. Je me levais 7 jours sur 7 à six heures le matin pour soigner les cochons! Les cochons sont vraiment sympathiques et rigolos. Là aussi ce fut une bonne expérience, le contact avec la nature fut réellement positif. Je retrouvai mes facultés et je fus même ensuite en mesure de réaliser un diplôme d’ingénieur en viticulture et arboriculture fruitière.
Tout allait bien et pour moi, la psychiatrie semblait loin derrière. Je me sentais hors d’atteinte. En fait ce ne fut qu’une rémission. Elle a duré 12 ans.
Après l’obtention de ce diplôme d’ingénieur, je partis pour le Sénégal afin d’y pratiquer pendant trois ans l’enseignement dans une école d’agriculture. Je suis revenu en Suisse en 1988, et quelques mois plus tard, en 1989, je fis une belle rechute dans la maladie psychiatrique. Les symptômes n’avaient plus rien à voir avec ceux que j’avais vécus auparavant. Je me retrouvais avec de terribles angoisses de m’automutiler, voire de mutiler d’autres personnes, avec des hallucinations visuelles. La mort n’était pas loin. Je voyais comme avant parfois les gens avec des visages complètement déformés et inquiétants. Ce qui était étonnant, c’est que pas toutes les personnes que je rencontrais avaient ce type de déformations. Il me semblait que je distinguais les gens de paix des gens troublés. Encore aujourd’hui, je m’étonne de ce don qu’il m’a semblé avoir eu à cette époque. Etait-ce naturel ou un effet de ma maladie?
Je me présentai donc de mon plein gré à l’Hôpital de Prangins, dont j’ai le souvenir très amer de n’y avoir été ni écouté ni entendu. Je reçus des soins à la limite du bricolage, sans jamais d’explication sur mon traitement. Je fus parqué matin et après-midi en «ergothérapie» (qui n’en avait que le nom). C’est l’administration de lithium qui me permit enfin de sortir de là.
Par la suite, j’ai fréquenté le centre de jour de Sauvabelin. A cet endroit, ma relation avec les professionnels fut rétablie. Surtout parce que les médecins me firent confiance et que ce fut enfin réciproque. Ils me remirent sur pied! Entre Prangins et l’hôpital de jour, ces hospitalisations ont duré 11 mois.
A ce jour, plus de 30 ans après, je ne suis pas encore tout à fait sorti d’affaire malgré les médicaments et la psychothérapie. Au bout d’un temps, le diagnostic est tombé: j’ai un trouble schizo-affectif avec des épisodes cyclothymiques. Cela dit, on peut dire que j’avance positivement sur un chemin de rétablissement, de «recovery», mais que l’on ne peut en effet pas qualifier de guérison. Ce rétablissement fait de moi une nouvelle personne, différente de ce qu’elle était avant!
J’ai aussi vécu et je vis encore (mais d’une manière supportable) dans mon corps toutes sortes d’effets secondaires des médicaments plus ou moins difficiles à supporter. Je connais en effet ce que sont l’akathisie, l’impossibilité d’accommodation de la vue, l’extrême fatigue, la perte totale de libido, la rétention urinaire (sonde), la sécheresse buccale, la salivation excessive, la nécessité de dormir douze heures, des furoncles et de l’acné, la prise de poids, etc.
Je crois fortement à l’aide des médecins, en qui j’ai retrouvé la confiance, et des médicaments (je reçois tous les jours un neuroleptique, un antidépresseur, un anxiolytique, un stabilisateur d’humeur). Ces thérapies ont permis que je retrouve un équilibre de vie acceptable avec même la possibilité de réaliser de nouveaux diplômes, par exemple et entres autres celui de Maître
Socioprofessionnel à l’Association Romande pour le Perfectionnement du Personnel d’Institutions pour Handicapés (ARPIH) dans le cadre du Groupe d’Accueil et d’Action Psychiatrique (GRAAP) ou encore le Certificat de Culture Théologique, ainsi que trouver des emplois salariés très variés.
En 1999, sur ma demande, je fus hospitalisé un mois à Cery pour dépression.
Maintenant, je suis en 2e année de formation de Pair Praticien en Santé Mentale (PPSM).
Ma situation actuelle
Comment je suis
Quand je vais bien, je blague, je souris, j’élabore des projets réalisables, je travaille mieux, je bricole plus, je me sens bien avec les autres.
Quand je vais plutôt mal, je suis paralysé par mes angoisses, je n’ai pas le moral, je n’ai de goût à rien, je ne me lève pas le matin.
J’ai fait un plan de crise conjointement avec mon médecin et j’ai les outils pour intervenir précocement.
Mes centres d’intérêts
Du fait de ma maladie, mon parcours professionnel est assez éclectique. Il me semble avoir touché à tout: enseignement, menuiserie, cuisine, animation, vente, etc.
Lors de mon dernier emploi, je fus animateur trois ans au sein d’une communauté d’une trentaine de personnes en situation d’handicap mental, activité que je poursuis en tant que bénévole.
A l’occasion, je pratique la basse électrique. J’ai essayé avec beaucoup de difficultés la guitare jazz. La musique est une activité très ardue qui demande beaucoup de travail.
Quand j’endosse mon tablier plein de peinture, je laisse mes habits de ville mais aussi mes angoisses au vestiaire.
Mes compétences en psychiatrie
En plus d’une longue expérience intime de la maladie, il m’a été donné dans ma vie de côtoyer et de travailler auprès de personnes en situations d’handicap psychique.
Au GRAAP, que j’ai rejoint en 1989 peu après sa fondation, j’ai rencontré beaucoup d’amis touchés par des problèmes psychiatriques. Par la suite, j’en suis même devenu président pour quatre ans avec un rôle de représentation.
Plus tard, en 2000, j’obtins le diplôme de Maître Socioprofessionnel délivré par l’ARPIH dans le cadre du «Brico-Service» du GRAAP où j’accompagnais en moyenne une dizaine de personnes touchées par une affection psychiatrique, avec pour objectif un projet de réinsertion sociale et professionnelle. J’ai travaillé ainsi cinq années dans cet atelier, côtoyant des personnes souffrant de schizophrénies, des personnes dépressives ou encore compliquées. J’essayais de les motiver au travail, j’accompagnais ceux qui se trouvaient en phase de dépression quant à la perte de leur emploi, je cherchais avec l’un ou l’autre à définir des projets de vie, etc.
Mes limites
Je suis conscient de mes limites et je peux être tout à fait capable de prestations de qualité si mon emploi ne dépasse pas un 30 ou 40%. D’ailleurs je suis bénéficiaire d’une rente de l’Assurance Invalidité à 70%. Cette rente m’a été octroyée en rétroactif au moment de la perte de mon emploi en tant qu’assistant à l’école de Changins: la demande de travail était trop exigeante pour moi.
Il arrive parfois que je sois un peu distrait et que je n’entende pas lorsqu’on me parle (un peu comme si j’étais sourd).
C’est compliqué pour moi de mener de front plusieurs projets.
Les apports du cours «Recovery»
En 2016, j’ai entendu parler d’une nouvelle profession en Suisse: celle de PPSM. En attendant qu’une nouvelle session s’ouvre, j’ai pu suivre le cours «Recovery» proposé par Pro Mente Sana, durant lequel nous avons fait la différence entre d’une part la guérison, et d’autre part le rétablissement.
Je constate que pour moi, même avec un diagnostic sévère, le rétablissement est possible. L’espoir fut un moteur très puissant dans ce processus (voir mon tableau en dernière page). C’est justement ce message dont je suis porteur. Comme j’ai bien pu le constater lors de la première année de cours de PPSM «Les chemins du rétablissement», chaque parcours est personnel et différent. Ce processus de rétablissement fait de moi, de nous, une nouvelle personne, complètement transformée. Parfois quelques symptômes d’hallucinations ou de dépressions reviennent, ce sont de petits rappels qui me font avancer. Mon histoire montre que je ne peux pas me passer de l’aide des médicaments et des professionnels.
Voici une phrase qui illustre bien la situation:
«La guérison, c’est comme avant, le rétablissement, c’est comme après!» (Jérôme Favrod, communication en cours de PPSM, 2021)
Ce que je propose
Il me semble qu’au vu de ma propre expérience de rétablissement, je suis à même d’apporter de l’espoir à ceux qui l’auraient perdu. Je pourrais aussi apporter mon témoignage auprès de personnes s’occupant de patients psychiques.
Je suis toujours d’accord de parler et de partager sur ma maladie. L’histoire de mon rétablissement a commencé bien avant que j’entende parler de ce mot. Bien entendu, je suis heureux de la partager. Je peux en particulier le faire sous forme de témoignages auprès d’amis intimes, de personnes en recherche de rétablissement ou bien d’un auditoire intéressé par le «recovery». Cela peut permettre de faire avancer les choses. Le partage est tout aussi utile pour mes interlocuteurs que pour moi-même. Bien sûr, cela demande un certain discernement. Les deux sujets principaux restent de rechercher le positif de la vie et d’entrer dans la lutte.
Je suis capable d’offrir de l’écoute et de l’empathie et de proposer de l’accompagnement. Je suis solidaire de mes pairs en souffrance. Ayant dû moi-même m’affranchir de la stigmatisation, je peux aider à sortir de ce cercle infernal.
Un arbre au milieu du désert (huile, 2012)
Pour illustrer la santé mentale et la force qui m’anime, j’ai réalisé ce tableau (figure 2).
Il représente la Vallée de la Mort, aux États-Unis. Le paysage est aride, il y a des fissures dans le sol. Et au milieu du désert, il y a une plante qui survit, envers et contre tout. Ce n’est pas une fiction car cette peinture est inspirée d’une photographie.
La santé mentale, c’est cette plante, capable de s’épanouir et de survivre en milieu hostile.


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