Original article
Une étude qualitative
Dialogue entre expérience vécue et saillance aberrante dans la psychose
a Service de psychiatrie communautaire, Département de psychiatrie, Centre hospitalier universitaire vaudois et Université de Lausanne, Suisse; b Service de psychiatrie générale, Département de psychiatrie, Centre hospitalier universitaire vaudois et Université de Lausanne, Suisse.
Summary
Introduction: People affected by psychosis experience intense disturbances in their experience, which alter their daily functioning. These disturbances refer to manifestations that are recognised as abnormal and that concern the domain of a feeling that is difficult to understand. The aberrant salience model offers a simple explanatory framework that makes sense of the perceptions and feelings of people affected by psychosis. This model facilitates the understanding of the initial phases of psychosis, defined by Conrad in 1958: diaeresis, apophany and apocalypse. The aim of our study was to qualitatively analyse how people with psychosis can reconstruct the narrative of their experience of psychosis using Conrad’s explanatory framework of salience modification and the different structural phases.
Methods: Eight participants were interviewed. The semi-structured interviews were conducted by two psychotherapeutic psychiatrists. During the interview, the narrative technique of externalisation was used to promote subjective ownership of the explanation of the modified salience phenomenon in order to share the experience of the psychosis process. All interviews were analysed using the content analysis method.
Results: The content analysis showed a differentiated evolution of the cognitive and perceptual dimensions related to salience. Their characteristics are in line with the model of K. Conrad. Other results indicated the existence of a pre-psychotic phase and a post-psychotic phase, which is perceived as integrative and positive.
Conclusions: Our qualitative research based on a narrative approach showed the possibility of a dialogue between different parameters rarely taken into account in psychiatric research: the lived phenomenon, the patient’s beliefs and the neuroscientific explanation.
Introduction
Les personnes concernées par le vécu d’un épisode psychotique vivent des perturbations intenses de leur expérience subjective, qui modifient leur fonctionnement quotidien même lorsque la symptomatologie psychiatrique a disparu [1]. Ces perturbations se réfèrent à des manifestations reconnues comme anormales concernant le domaine du ressenti [2]. Notre étude s’intéresse particulièrement à ce ressenti, difficilement compréhensible, qui n’est pas exprimé ou verbalisé spontanément et qui appartient à une expérience subjective. Afin d’explorer cette expérience subjective, nous nous sommes basés sur le modèle explicatif de la saillance modifiée. En effet, celui-ci offre un cadre explicatif simple et cohérent de la psychose et de ses manifestations, telles que les hallucinations et le délire [3]. Issu des neurosciences, le concept de saillance indique la capacité de transformer une information sensorielle neutre en stimulus attractif ou répulsif [4]. Dans le cadre d’une psychose, le mécanisme qui permet de trier les stimuli importants pour la survie est perturbé et le seuil de saillance est abaissé. Des stimuli qui n’avaient auparavant aucune pertinence acquièrent une importance excessive. En conséquence, la personne leur donne du sens (le délire). Certains souvenirs, pensées et perceptions internes peuvent aussi être perçus comme externes et réels (les hallucinations). Cette attribution d’importance excessive à de nombreux stimuli rend le monde confus et désorganisé. Dans l’expérience psychotique, le traitement automatique des perceptions est perturbé. Le monde ne peut plus être pris pour acquis et la personne doit reconstruire les bases ontologiques de la réalité [5]. Au-delà de son intérêt neuroscientifique, le modèle de la saillance aborde la compréhension des phénomènes fondée sur l’explication. La personne peut nommer le processus qui fait obstacle à la compréhension et remobiliser le cours de la narration afin de rendre compte de son expérience [6].
Ce modèle favorise la compréhension des phases initiales de la psychose, définies par Conrad en 1958, soit le tréma, l’apophanie et l’apocalypse [4, 7, 8]. Lorsque les personnes concernées tentent d’expliciter leur vécu de la psychose, elles font part d’un véritable processus fait d’étapes et de succession de manifestations.
Dans son ouvrage «Die beginnende Schizophrenie» (1958), Conrad décrit le processus du délire schizophrénique selon une perspective gestaltanalytique. Il présente un modèle de l’expérience qui permet d’explorer à la fois les phases prodromales et les phases symptomatiques de la maladie [7]. L’articulation de ce modèle heuristique au discours des patients permet de structurer l’expérience vécue.
Chaque phase de Conrad peut être comprise par le concept de saillance [4]. Toutefois, peu de recherches, à notre connaissance, permettent de différencier leur rôle précis.
Dans cet article, nous proposons un dialogue entre l’expérience vécue de la psychose décrite par les personnes concernées et le modèle explicatif de la saillance aberrante, articulé aux phases de la psychose de Conrad [3, 7]. Ce dialogue sert de base de réflexion pour unifier l’expérience du patient, l’observation clinique et les théories neurobiologiques.
Cadre explicatif: «phase structurelle de la psychose et saillance aberrante»
Le tréma est pris dans son sens originel du grec trêma, tramatos qui signifie «trou ou orifice». Conrad utilise ce terme afin de désigner un état émotionnel proche d’une dépression, une sorte de trou d’air. La phase tréma [7] est caractérisée par une tension croissante similaire au trac que peut ressentir un acteur avant de monter sur scène. Cette tension s’accompagne d’un sentiment d’imminence d’un évènement inconnu à un moment indéterminé [7, 9], qui peut être associé à l’expérience de conscience et d’émotivité accrues, d’anxiété et d’impasse propre de la saillance aberrante [3, 10, 11]. La largeur du spectre de l’information considérée comme pertinente varie en fonction de la situation. Ainsi, si la personne est effrayée, elle perçoit le moindre bruit comme un risque important pour sa survie. Lorsque le seuil d’activation de saillance est abaissé, la personne recherche dans l’environnement, les stimuli qui devraient attirer l’attention alors qu’en situation normale, c’est la reconnaissance d’un stimulus pertinent qui déclenche la saillance et attire l’attention [3].
La seconde phase est nommée apophanie. Ce terme vient du grec apophanticos, «qui affirme», suivant l’analyse de Jaspers [12] selon laquelle le sens de l’expérience délirante s’impose de façon immédiate. La phase de l’apophanie [7] désigne la phase de construction d’une nouvelle réalité délirante, un changement de système de référence [9]. Lorsqu’une importance capitale est attribuée de manière aberrante à des stimuli non pertinents, la personne fait un effort cognitif pour leur donner du sens. Le délire se cristallise alors comme une «nouvelle conscience» [3]. Les hallucinations sont des perceptions internes exagérées, amplifiées et reconnues de façon aberrante [13]. Dans les saillies aberrantes qui mènent à la psychose, le phénomène est persistant au lieu d’être un incident isolé de l’expérience quotidienne [3]. En effet, dans la vie quotidienne, l’attention est attirée ou distraite par quelque chose de momentanément saillant puis disparaît. Dans la psychose, l’attention est cristallisée de manière permanente par l’effort cognitif de donner sens à des perceptions exagérées.
La phase apocalyptique [7] survient lorsque le délire ne suffit plus à expliquer de manière cohérente l’inondation perceptive. Le terme apocalypse, du grec ancien apokàlupsis, signifie «action de révéler», «découvrir» ou «dévoiler». Conrad l’utilise au sens classique pour évoquer la fin du monde. L’expérience devient alors incohérente et désorganisée. Au niveau de la saillance, les stimuli non pertinents ne sont pas triés automatiquement. L’excès de stimuli perçus comme importants, peut provoquer une inondation perceptive qui conduit à la désorganisation de la pensée: aucune explication cohérente, même délirante, ne peut l’organiser [4, 8].
La question du devenir de ces expériences délirantes reste un problème capital pour K. Conrad. Il envisage une phase de consolidation où l’on peut observer une oscillation entre améliorations et rechutes, jusqu’à se consolider dans un niveau stable. Puis survient un état résiduel où l’essentiel est la réduction psychique avec diminution des rendements intellectuels, affectifs, conatifs et relationnels à des degrés divers [14].
Selon Conrad, la phase résiduelle apparaît comme une rémission du délire, laissant des traces indélébiles qui constituent une modification irréversible de la structure de l’expérience vivante. Cette irréversibilité est décrite comme une perte, une altération de «l’évidence naturelle» [15]. Il s’agit d’une perte du sens commun, d’une rupture de l’enchaînement ordinaire de l’expérience et d’une incapacité de s’ouvrir à la situation. Cette phase est décrite comme un état indépassable et se retrouve dans tout délire [9].
Objectifs de l’étude
Notre étude a pour objectif d’analyser qualitativement comment les personnes souffrant de psychose peuvent reconstruire le récit de leur expérience, à l’aide du cadre explicatif de modification de la saillance et des différentes phases structurelles susmentionnées. Notre question de recherche est donc la suivante: comment le récit subjectif de l’épisode psychotique entre-t-il en résonance avec les concepts du cadre explicatif de la saillance en fonction des phases structurelles décrites par K. Conrad?
Nous avons émis l’hypothèse que les distorsions perceptives de type psychotique, les informations provenant directement des sens, les anomalies de la perception et les sentiments subjectifs d’une plus grande acuité des sens pourraient se retrouver au sein des discours relatifs au vécu de la psychose. En outre, nous pensons faire émerger des dimensions cognitives relevant de la tentative de trouver une explication à l’expérience de saillance aberrante par la croyance en des formes étranges de causalité.
En abordant le vécu de la psychose selon le paradigme explicatif de la saillance aberrante, nous envisageons la pratique clinique comme un dialogue centré sur le besoin des patients de partager leurs ressentis complexes. Le dialogue est donc travaillé autour de la difficulté d’interpréter les situations et la sensibilité accrue des perceptions, plutôt que sur une communication unilatérale basée sur des arguments déficitaires de la maladie, qui accentue détresse et impuissance. Le paradigme de la saillance aberrante permet de valider le ressenti de la personne concernée, en relevant son hypersensibilité dans l’intensité de ses perceptions tout en évitant de poser un jugement de valeur sur son expérience. En effet, tout dialogue et échange se fonde sur l’empathie, au sens de la prise en compte de l’intersubjectivité propre à toute relation interpersonnelle. Il s’agit de développer un dialogue ouvert d’expression de différents points de vue.
Méthodes
Design de l’étude
L’approche de l’étude qualitative est de type déductif-inductif. Elle est réalisée à partir d’entretiens semi-structurés menés selon une perspective narrative.
La particularité de l’étude est la contribution d’une paire chercheuse (M.B.) concernée par le vécu psychotique. En effet, face au constat de la difficulté d’exprimer et de verbaliser les perturbations intenses ressenties dans l’expérience de la psychose, nous avons intégré un expert par expérience possédant des compétences dans la recherche. Dans un premier temps, nous avons mené des réflexions collectives afin de clarifier la problématique et les hypothèses de travail.
Cette étude a été validée par la Commission cantonale d’éthique de la recherche sur l’être humain du canton de Vaud (29 mars 2018, N. 2017-02272).
Echantillon et collecte de données
La participation a été ouverte à toutes les personnes suivies en psychiatrie ambulatoire pour un trouble apparenté à la psychose, entre 18 et 65 ans, d’expression française. Les participants ont été recrutés par le biais de leur(s) soignant(s). La sélection des participants a été effectuée de façon raisonnée («purposive sampling»), en série et selon les critères d’inclusion suivants: personnes souffrant de psychose, dans une période où elles sont capables d’exprimer leur expérience personnelle et de donner leur consentement pour la recherche.
Les personnes n’étaient pas éligibles si elles présentaient une maîtrise insuffisante du français ou des troubles cognitifs sévères et si elles étaient incapables de donner un consentement éclairé en période de crise.
Au total, 8 participants, 3 femmes et 5 hommes, ont donné leur consentement éclairé pour être interviewés. Les entretiens de type semi-structuré ont été conduits par deux psychiatres psychothérapeutes (C.G. et V.B.). Pendant l’entretien, la technique narrative d’externalisation a été utilisée pour favoriser l’appropriation subjective de l’explication du phénomène de saillance modifiée afin de partager l’expérience du processus de psychose. L’externalisation est le processus qui consiste à séparer la personne du phénomène et à l’établir comme quelque chose d’extérieur [16]. Les techniques spécifiques sont les suivantes: nommer le phénomène (indépendamment de la personne), cartographier les effets du phénomène dans divers domaines de la vie de la personne et retracer l’histoire du phénomène [16]. Au début de chaque entretien, il a été demandé aux participants de décrire une expérience dans laquelle ils ont perçu des phénomènes inhabituels qui ont abouti à des soins et de lui donner un nom. Ce nom a été ensuite utilisé pour identifier l’expérience durant tout l’entretien.
Le guide d’entretien a exploré l’expérience subjective de la psychose à partir du paradigme explicatif de la saillance: la description des phénomènes qui précèdent l’épisode psychotique; les phénomènes considérés comme importants, essentiels, vitaux dont la personne n’avait pas conscience auparavant; la difficulté croissante d’interpréter la complexité des signaux perçus; le soulagement explicatif du délire; les dimensions des hallucinations, notamment le degré d’importance vitale; les phénomènes de saillance normale qui éteignent ou masquent les troubles psychotiques, comme les événements graves qui menacent l’existence de la personne.
Toutes les personnes éligibles ont reçu une information orale sur le déroulement de l’entretien, ainsi qu’une information écrite sous forme de flyer sur le fonctionnement du cerveau concernant la saillance. Un rendez-vous avec le psychiatre psychothérapeute effectuant les entretiens qualitatifs a été organisé pour tous les participants intéressés par l’étude. Pendant ce premier rendez-vous, tous les participants ont reçu, en plus de l’information orale, le formulaire d’information et de consentement.
Le cadre de l’étude a été distinct du suivi habituel, ce qui a été expliqué au participant. Les entretiens de recherche ont été spécifiquement orientés vers la description du vécu d’une expérience psychotique en lien avec la théorie de la saillance, ce qui ne fait pas partie des prises en charge habituelles actuelles. Les entretiens ont duré de 60 à 90 min. Ils ont été audio-enregistrés et retranscrits mot à mot.
Analyse des données
Les retranscriptions des entretiens ont été analysées par notre paire chercheuse (M.B) selon la méthode de l’analyse du contenu [17, 18]. Son regard a facilité la distinction des différentes phases de K. Conrad en relation avec les ressentis subjectifs des participants.
La première étape d’analyse a consisté en une familiarisation avec les textes en plusieurs relectures. Un premier entretien a été analysé indépendamment par une chercheuse (B.S.) et la paire chercheuse (M.B.). Les unités de sens, c’est-à-dire la constellation de mots ou d’énoncés qui se rapportent à la même signification centrale [19], ont été identifiées et condensées. Les listes de codes préliminaires («code-book») ont été comparées, combinées et réorganisées en fonction des différentes phases du vécu psychotique décrites par Conrad en tenant compte de la théorie de la saillance aberrante. Le code-book résultant a été réappliqué indépendamment aux mêmes entretiens. Les entretiens restants ont été codés sur la base du code-book final. Afin de préserver l’essentiel des textes, nous avons opté pour un processus de condensation [20] en passant d’un contenu manifeste à une abstraction d’ordre supérieur [21] en créant des catégories et des thèmes à différents niveaux [17].
Nous avons également fait ressortir les éléments qui sortaient du modèle conceptuel de référence en les traitant séparément.
Résultats
Pour chaque phase du vécu psychotique décrite par Conrad [7] (tréma, apophanie et apocalypse), nous avons fait émerger les dimensions les plus significatives en lien avec l’expérience psychotique et la théorie de la saillance aberrante [3] (voir Tableau 1). Au vu des résultats, deux autres phases se sont distinguées à partir du récit des participants à l’étude. L’une concerne une phase qui précède l’épisode psychotique et que nous pouvons relier à la phase prémorbide, décrite par de nombreuses études [22]. En effet, nos participants témoignent d’une vulnérabilité aux troubles schizophréniques qui précèdent la phase prodromique. L’autre révèle une divergence par rapport au résultat de Conrad quant au stade résiduel défini comme un état indépassable, caractérisé par des altérations et des défaillances [9]. L’épisode psychotique, selon Conrad, aurait des répercussions négatives irréversibles. Cependant, nos résultats nous suggèrent la possibilité d’une évolution positive que nous avons nommée «phase intégrative», qui questionne la conception d’une évolution inéluctable vers la détérioration [23]. L’intérêt scientifique de cette dernière phase est la prise en compte du vécu des patients, qui expérimentent des améliorations cliniques favorisant le rétablissement. Le concept de rétablissement a été initié par des associations de patients, qui revendiquaient une évolution bien plus favorable de leur trouble que celle classiquement décrite [24].
Tableau 1: Dimensions significatives des différentes phases de l’expérience psychotique | ||
Phase | Dimensions | Verbatim |
Phase prémorbide | Manifestations (corporelles, émotionnelles….) | «Alors même s’il se présentait vite de manière générale et forte, il y a eu quelques signes. Il se fait sentir un petit peu avant, de manière très légère.» Camille |
«On avait remarqué que quand j’avais des rendez-vous avec des gens, des relations sociales, il y avait de l’angoisse qui montait.» Paul | ||
Phase prodromique – tréma | Manifestations (corporelles, émotionnelles…) | «Alors, il y a quelque chose que j’ai remarqué au début de l’expérience, c’était que mon regard était attiré par certaines choses.» Christophe |
Mise en lien du délire | «Je me faisais des idées, j’étais tout seul dans la forêt, il n'y avait personne, je ne voyais personne, tout est éloigné, je ne voyais personne, j’étais tout seul livré à moi-même. Et c’est peut-être pour ça… parce que j’étais tout seul.» Bernard | |
Phase prodromique – apophanie | Le délire | «Dans tous les coins, je me sentais persécuté, les émissions du soir, la télé, ils parlaient de moi.» Marcel |
Changement de la pensée | «Je ’voulais ressentir, c’était ça l’obsession, je voulais ressentir et ça n’a pas marché.» Paul | |
Phase prodromique – apocalypse | Le délire | «Et donc dans cette histoire, il y avait pleins de choses qu’il avait fait finalement qui étaient terribles parce que je pense qu’il parlait de lui. Et puis après à la fin de l’histoire, il m’a demandé le jugement. Donc j’ai demandé son gage, j’ai eu un frisson, j’ai donné mon regard et puis ma tête allait vers le bas puis après il est parti.» Christophe |
Trouble de l’ipséité | «… dans l’sens que on sent… affectivement on est blessée on est pas bien, mais en plus de l’extérieur ça fragmente en plus c’est… c’est comme un miroir où on tombe dans un verre, mais ça c’est rare parce que…» Marina | |
Phase résiduelle | Stratégies-soins | «De temps en temps, même le soir, je m’endors, j’ai l’impression d’avoir au-dessus de moi, une grande voûte pleine d’étoiles comme un mandala et je suis obligée de trier, de faire descendre les images avec mes mains.» Marina |
Explication compréhension | «Je veux savoir ce qui m’arrive, pourquoi je suis pas tranquille. Par exemple quand je suis au lac pourquoi je n'arrive pas à m’asseoir juste regarder le lac.» Marcel | |
Phase intégrative | Stratégies, soins | «C’est ce qui se passe maintenant depuis cette date. Vraiment réapprendre à être dans la joie, d’être en paix intérieure. C’est la guérison qui a commencé.» Paul |
Explication compréhension | «J’entends. Pour moi la subjectivité, elle est sûre. Rien n’existe si ce n’est pas vu par un être vivant. C’est comme certains scientifiques qui essayent de mesurer l’âme avec des objets qui en sont dépourvus.» Christophe |
Dans ce qui suit, nous illustrons les résultats de l’étude. En lieu et place de numéros, nous avons choisi d’humaniser les paroles des patients en leur attribuant pour les besoins de l’article, un prénom fictif. L’expérience de la psychose est racontée par tous les participants de façon narrative, dans une interrelation de sens et d’étapes comme le souligne Christophe:
«Elle comprend différents épisodes évidemment. Y a une suite je veux dire. D’une certaine manière mes expériences psychotiques sont assez narratives et puis elles durent assez longtemps. Le sujet je veux dire. Y a plusieurs épisodes on va dire. Episodes comme une série je veux dire. Une série télévisuelle je veux dire.»
Le nom donné à l’expérience
A la question «si cette expérience avait un nom, comment vous souhaiteriez l’appeler?», nous relevons que cette question est loin d’être anodine. En effet, les participants ne répondent pas de manière directe. Trois d’entre eux répondent spontanément en reprenant les termes médicaux appropriés comme: délires personnels, psychose, paranoïa sévère. Après clarification de l’intervieweur, un seul participant reconsidère le nom et le modifie pour «expériences extraterrestres». Les autres noms donnés à l’expérience sont: «l’effet Kandinsky», «l’ami», «le faux avocat», «état fabuleux». La dénomination exprime le rapport à l’expérience et à son interprétation. Ces noms, accessibles à tous, sont porteurs d’un sens qui ne s’arrête pas à la seule description de symptômes. Pour une personne extérieure, le mot «psychose» en tant qu’expérience donnée est incompréhensible alors que le mot «état fabuleux» souligne un phénomène corporel imaginable. A partir du moment où les interviewés ont posé un nom qu’ils ont eux-mêmes choisi, ils ont pu exprimer plus librement leurs ressentis face à l’expérience en pouvant directement faire un lien: «le faux avocat a foutu le bordel au tribunal, c’était terrible», nous confie Marcel en riant.
La phase prémorbide ou phase de vulnérabilité
Cette phase n’est pas décrite par le modèle de K. Conrad, nous l’avons donc ajoutée. En effet, la majorité des participants décrivent les signes avant-coureurs d’une entrée dans la psychose. Ces signes se caractérisent par des phénomènes corporels tels que les agitations, les palpitations reliées à des angoisses, mais également des sensations plus difficiles à cerner qui sont évoquées sous forme de métaphore. Marina désigne l’expérience psychotique sous le nom de «l’expérience Kandinsky» en référence au peintre célèbre de l’abstraction géométrique: «Alors… moi je pense que ça serait le nom je mettrais un nom… ça a l’air bête… Kandinsky. Le peintre Kandinsky qui serait le carré des ronds ou bien en toutes les couleurs que ferait mon âme pour être sûr de pas me sentir dans la misère.» Marina reconnaît le phénomène «Kandinsky» par une impression de sentir de l’encens comme à l’église, comme si «il y avait des cendres dans ma bouche» et elle relie cette impression à l’impact provoqué par le décès d’une personne proche. Seule la perception de Christophe diffère quant à la distinction de manifestations reliées à l’expérience de la psychose. Il nous dit: «j’ai toujours fait ça depuis tout petit, pour moi, c’est normal.» Pour Christophe, le tri de l’information ne s’effectue pas. Il peut se concentrer sur une conversation tout en absorbant ce qu’il nomme «tout le reste»:
«Je m’en rappelle d’ailleurs quand j’avais quelque chose comme hm, j’étais assez petit. On était allé dans un restaurant. Je devais avoir 4, 5 ans. Au restaurant avec mes parents… et quand je suis rentré, bien y’avait tout le monde qui parlait un peu. Quand je suis rentré tout le monde s’est arrêté, pas forcément pour moi, de parler et après ils se sont remis à parler tous en même temps. Et à un moment, je me suis dit: «Je ne peux même pas différencier les conversations.» Alors que d’habitude, je pouvais un peu plus.» Christophe intègre l’expérience psychotique comme une dimension ontologique qu’il considère comme étant «sous-entendue, sous-tendue dans beaucoup de moments de ma vie avant».
Avec le recul et le temps, l’entrée dans la psychose est interprétée de manière causale par tous les interviewés (mise en lien du délire), qui soulignent la présence d’une souffrance causée par des événements, des situations émotionnellement vécues comme difficiles, trouvant un exutoire dans la phase de l’apophanie.
La question du trauma
En analysant le récit du délire de nos participants, nous avons été frappés par la description d’une situation précédant l’entrée dans le délire et perçue comme la cause intrinsèque de son apparition. Nous l’avons reliée à la question du trauma, pris dans le sens étymologique de «blessure» physique ou psychique.
Dans tous les entretiens, on repère un bouleversement, un événement significatif à forte teneur émotionnelle dans un cadre social et psychologique perturbant: Camille décrit un vécu traumatique de violence avec un homme de sa connaissance, Paul voit arriver un cortège de symptômes désagréables juste après un traumatisme crânien:
«Parce que si on veut, ben voilà, j’ai eu un accident… je suis tombé sur le visage. J’ai eu un traumatisme facial et crânien. Suite à ça, ben dans les auditoires à l’uni, j’ai commencé à avoir des manifestations comme des angoisses, perte de concentration, problèmes de mémorisation, agoraphobie dans les auditoires notamment en droit où je m’étais inscrit. Donc des manifestations surtout physiques, donc transpirations, palpitations et tout ça.» Paul.
Bernard mentionne son déménagement et sa solitude, Marcel évoque également une solitude liée à une exigence d’un effort physique titanesque en rapport avec son métier, Didier relate une procédure de divorce particulièrement difficile et Virginie fait part de son état fabuleux suite à des prières incessantes.
Camille décrit un vécu traumatique de violence avec un homme de sa connaissance:
«J’ai l’impression que y a un truc que j’ai perdu dans mon cerveau. Je ne sais pas. Je dirais ça moi. J’ai, tellement vécu de trucs, la maltraitance, le manque de respect l’agression sexuelle. Tout ça a fait que mes délires personnels se sont amplifiés. Ça a fait que je me suis retrouvée à l’hôpital. C’est des expériences plutôt de ce que j’ai vécu dans ma vie. Ce n’est pas plus. Ce n’est pas seulement moi toute seule vous voyez? Je n’ai pas pété un câble toute seule. J’ai vécu des trucs qui ont fait que j’ai eu ça.» Camille
Le vécu de Camille fait figure d’exception quant à son ressenti en rapport avec sa prise en charge psychiatrique. Elle exprime une véritable révolte et une grande indignation: «Je n’ai pas aimé comment j’ai été soignée jusqu’à aujourd’hui parce que je trouve que j’ai été mal soignée. Et à l’hôpital et après l’hôpital, tous les psys que j’ai eus ici machins tout ça. Moi je trouve que j’ai été mal soignée. Je suis énervée voilà». Sa parole questionne la problématique du trauma en lien avec l’expérience de la psychose. Pour Camille, le soin apporté aurait dû être centré sur le trauma et non sur la psychose: «Je trouve que les victimes d’agressions sexuelles et de maltraitance, elles ne sont pas assez reconnues ici. On les enferme, on leur colle des maladies et on ne les comprend pas.»
Les prodromes de la psychose
Tréma
Selon la théorie de Conrad, la singularité du tréma se caractérise par l’accentuation plus ou moins critique de l’affectivité de base, cette tension pouvant prendre la tonalité dominante de l’angoisse ou de l’oppression, de l’inhibition dépressive ou de l’agitation. L’hypothèse de Conrad coïncide avec le vécu de Marcel qui parle d’une anxiété et d’une angoisse grandissante juste avant sa «rencontre avec des extraterrestres», tout comme Didier à la veille d’une audience au tribunal confrontés à des palpitations, une pensée obsessive et une perception d’un silence «à l’intérieur des oreilles, qui est mortel pour moi»: «C’est agité, comme des électrons». Pour Marina, la tension est provoquée par ce qu’elle appelle «une prémonition ou une intuition». Elle possède la certitude intérieure qu’une personne de son entourage proche est décédée, ce qui est confirmé dans la suite de son histoire. Durant cette période prodromique caractérisée par une absence de symptômes psychotiques florides et par une modification du fonctionnement global de la personne et de ses comportements, les patients font l’expérience d’un état de grande perplexité et d’une attribution aberrante de saillance à certains stimuli, suscitant chez eux l’impression que le monde est en train de changer [3, 25].
Au niveau des sensations, on relève deux sortes de tendances, l’une est une augmentation de celles-ci, l’autre consiste en leur diminution. Camille fait état d’une hypercommunication avec la nature et d’un sentiment de communier avec les êtres vivants, l’ouïe «intérieure augmentée». En ce sens, la tension relatée évoque plutôt une agitation positive avant l’épreuve d’une imminence, alors que Virginie raconte «un enfer dans ma tête, dans mon mental juste avant de tomber dans mon état fabuleux». A l’inverse, plutôt qu’une augmentation des sensations, Paul expérimente leur diminution:
«J’avais vraiment l’impression d’être éteint et je recherchais un moyen pour ressentir quelque chose. Et les perceptions étaient bien diminuées. C’était très difficile oui. Parce qu’en fait par exemple, mon flux de pensées était réduit presque à néant. Donc très peu de pensées là où d’habitude j’avais énormément de pensées.» Toute la quête de Paul se situe dans cette volonté de: «se reconnecter avec moi-même par tous les moyens».
Quant à Didier, alors soumis à des agitations intérieures, il relève le paradoxe d’une absence de sensations corporelles en faveur d’une perception plus subtile et non ordinaire quand il dit «ne plus sentir ses pieds, comme si mes pieds volaient». Il décrit la phase de tréma comme une apparition qui «démarre gentiment», puis grimpe en «flèche» à l’instar de Marcel. Les deux hommes sont alors intimement convaincus d’un changement d’identité: l’un se prend tout à coup pour un avocat, l’autre se rend compte qu’il est un sujet soumis à des observations d’extraterrestres. La saillance aberrante est ici marquée par le processus associatif qu’est l’attribution d’importance à des stimuli, des représentations ou des idées qui d’ordinaire sont neutres ou non marquants [13]. Cela a notamment pour conséquence d’influencer le comportement de l’individu de manière inadéquate [26]. Durant la phase Tréma, nous relevons la prédominance de modifications de perceptions d’ordre corporel: sueurs, tremblements, boule au ventre, manque d’appétit, de sommeil, comme si ces signes étaient les prémisses de l’entrée dans une identité psychotique.
Apophanie
La deuxième phase est celle du passage du vécu d’étrangeté dans le tréma jusqu’à la modalité d’une «conscience de significations dont la saisie s’impose de façon immédiate» [27]. Dans l’expérience de Virginie, la phase de l’apophanie est vécue sur le mode d’une conscience magique du monde alors qu’elle revêt un manteau aux pouvoirs extraordinaires: «Je vivais au fur et à mesure, je ne me disais pas si ça va pas, je prenais des déductions je prenais des informations au fur et à mesure de ce qui se passait, puis je transformais au fur et à mesure.» Virginie
Alors que la phase tréma est davantage sujette à des manifestations corporelles, la phase de l’apophanie fait surgir un cortège de symptômes mentaux qui ne peuvent être conscientisés qu’après coup. Une des caractéristiques est l’absence de tri entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas: «Non je ne fais pas le tri. Non, non, non. Je suis complètement dans le truc. Je crois vraiment que c’est réel alors là, non je peux vous dire je ne fais pas le tri. Les deux, je ne fais pas la différence. Je ne fais pas la différence. Pas du tout. Ce qui est réel pas réel, je ne fais pas la différence. Quand je suis en délire personnel.» nous dit Camille, quand elle évoque sa sensation d’être dans la peau d’une Indienne qui communique avec la nature, les arbres et les oiseaux. Le délire en pleine phase d’apophanie est vécu comme une certitude: «C’est moi l’avocat, ce n’est pas autre chose», explique Marcel. «Le patient délirant se comporte comme l’homme dans la révélation (Offenbarung)» [9]. L’apophanie est le moment où la surabondance de stimuli importants trouve une signification par la révélation du délire. Le délire organise les perceptions vécues dans une narration logique [4, 8].
Paul met en lien ce changement de conscience comme «une perception faussée voire inexistante de lui-même» quant à la gravité d’un de ses actes consistant à vouloir s’immoler: «Je pense que les stimuli avec l’extérieur, les gens qui me parlaient, je n’en avais pas forcément conscience puisque moi-même, même après coup ou même sur le moment, je ne me rendais pas compte de la gravité de ce que je faisais. J’ai mis des mois à réaliser que c’était un acte grave.» L’acte grave dont parle Paul constitue en une tentative de récupérer ses sens qu’il ne ressent plus. Le feu a une symbolique bien précise pour Paul: «En même temps y’avait quand même cette obsession un petit peu du feu. Cette attirance pour le feu et comme si j’avais besoin de rallumer quelque chose. Rallumer tout le système ouais de rallumer mon cerveau, rallumer mes émotions, rallumer mes envies, rallumer mon corps. Ouais, réaviver tout ça.»
Tout se passe comme si nos protagonistes entraient dans un double discours contradictoire, d’une part relevant leur manque de conscience de la réalité et d’autre part, soulignant inconsciemment une prise de conscience différenciée liée à l’expérience psychotique. Le changement de la pensée (les croyances sur la réalité quotidienne changent brusquement, la personne commence à se questionner, à faire des hypothèses sans lien avec la réalité commune) passe par une adhésion à la forme narrative que prend l’histoire psychotique: «Je me suis créé des possibilités. J’étais cet état fabuleux», nous dit Virginie en parlant de sa cape magique comme d’une cape christique faite de pouvoirs fabuleux. L’expérience précède la mise en sens, mais cette mise en sens n’est pas partagée collectivement. Au-delà des délires et des hallucinations, le vécu de la saillance aberrante se manifeste aussi au travers d’une attention très élevée, d’un ressenti des sens exacerbé, d’une émotivité augmentée ainsi que d’une recherche intensive de rationalité face à ces différents phénomènes vécus [3, 4, 10, 11].
Il nous faut donc entrer dans une sorte de mythologie symbolique du patient pour comprendre véritablement la signification de son expérience (le délire). Certaines expériences sont plus faciles à comprendre que d’autres, comme par exemple l’histoire de Bernard qui nous conte son entrée en paranoïa sévère. Ce moment où il commence à prendre toute parole contre lui, jusqu’à penser que le journaliste de la télévision le juge de manière négative. Le patient est dans une sorte de quête de compréhension alors même qu’il est en pleine phase d’apophanie. Aux dires des participants, il y aurait une certaine logique dans l’expérience psychotique:
«Une certaine sérénité. Une sérénité, un calme, une patience. On va dire, une compréhension intuitive de choses qui ne sont pas forcément de l’ordre, enfin qui ne sont pas du tout de la vie de tous les jours, habituelle des autres humains. Et puis, une sorte de logique à tout ça et vraiment pour moi, c’est un apaisement. Un apaisement et puis une curiosité, enfin il y a vraiment un côté de satiété de vie en fait.» Christophe
Nous pouvons constater une différence de perception sur son propre état délirant. Lorsque l’expérience a un contenu positif, comme Virginie dans son état fabuleux ou Christophe dans son état de sérénité, la compréhension ne consiste pas en un rejet de la croyance associée à la psychose vue comme absurde et sans sens, mais plutôt comme un apprentissage existentiel. D’après Conrad [7], la perception délirante peut être appréhendée comme une réponse à l’étrangeté du tréma en une tentative forcée de compréhension. Binswanger [15] parle d’une perte de la «possibilité de transcendance», qui est cette alternance entre les moments où nous nous décentrons et nous nous recentrons. Cette possibilité devient impossible dans le délire. Christophe va faire part d’un autre point de vue: au travers de ses expériences délirantes, il va remettre en question la notion même de réalité et de sa transcendance, en s’engageant sur un chemin non pas de perte, mais de recouvrement d’une signification qu’il estime «perdue dans la société». La transcendance pour Christophe n’a jamais été perdue, elle est toujours là, en présence.
Apocalypse
Durant cette phase, l’expérience devient incohérente et désorganisée, ce qui rend la compréhension quasi impossible. La phase apocalyptique est absente de la narration de la majorité de nos interviewés. Didier est pris en charge (amené en urgence à l’hôpital psychiatrique) alors qu’il devient de plus en plus agité et courroucé à mesure qu’il s’identifie à un avocat. Quant à Camille, elle nous explique qu’elle s’est retrouvée à l’hôpital psychiatrique pour cause de décompensation après une agression.
Bernard raconte comment son délire de se sentir contrôlé par des extraterrestres disparaît, alors qu’il rejoint ses collaborateurs à son lieu de travail. Marcel vit un syndrome de persécution qui s’amplifie, mais reste toujours dans un discours compréhensible. Virginie rend compte de plusieurs expériences de l’ordre de son «état fabuleux» lié à sa croyance d’être un Christ-femme, mais n’évoque pas de forme de chaos. Quant à Marina, il est difficile de dissocier le phénomène Kandinsky comme d’un processus évolutif qui la mène à l’apocalypse. Toutefois, elle décrit une stratégie de croyance qu’elle met en place, comme si elle sentait que son «délire» pouvait exploser. Elle achète donc des vêtements servant à la protéger du froid et à protéger son âme du chaos: «Enfin je ne voulais pas avoir trop froid en hiver, et puis pour voir que j’avais peur que mon âme s’effrite, se casse en mille morceaux de souffrance autour. Alors je me suis dit, je me protège.»
La désorganisation de la phase apocalypse semble par contre être présente dans le récit de Christophe: «Alors, c’était je veux dire, c’était très incroyable. C’est, bon déjà, il faut avoir un peu le regard fixe, mais je crois que ce n’est même pas ça. Avec les yeux que j’avais, c’était bien. C’était, oui, il fallait avoir un regard assez fixe et pas trop concentré et puis, il y’avait toute une histoire avec un enfant qui est né et puis quelqu’un d’assez grand qui le mangeait. Et puis après, qui mangeait un peu tout le monde et tout ça. Mais je pense que c’était plutôt un mangeur d’astral parce que voilà. Il y avait toute une histoire.» La suite de son délire met en scène ce qu’il appelle «un jugement» de la part d’un esprit. Ce qui rappelle fortement la signification du mot apocalypse.
Dans le modèle explicatif de la saillance, l’apocalypse est l’échec du délire à organiser la confusion des sentiments. Si le délire joue son rôle, il n’y a pas d’apocalypse. Lorsque la surabondance des significations ne peut pas être organisée par le délire, le chaos de l’apocalypse survient, comme un ballon trop gonflé qui explose en petits fragments. Outre l’importance des significations désorganisées, nous pouvons constater l’impact émotionnel du délire parvenu à son apogée.
Phase résiduelle
D’après Conrad [7] et Blankenburg [1], cette phase est un état indépassable et irréversible: perte irrattrapable de croyance et d’intérêt, manque de motivation, de concentration, altération de se décider et de se projeter dans l’avenir.
Alors que Didier évoquait la perception d’un silence angoissant lors de la phase tréma, il relate la persistance de ce phénomène même après avoir compris qu’il avait été atteint d’un délire psychotique: «Alors ce silence-là que je perçois, qui me bloque aux autres, et puis qui m’isole et puis qui m’emporte. Je ne suis plus avec les gens, je suis plus avec moi-même, je suis plus enfin… Je ne suis pas avec les autres, c’est comme si euh je sais pas. Ça m’emporte en fait.» Quant à Bernard, il ne s’est jamais vraiment remis de ce qu’il nomme «l’expérience extraterrestre». Il reste paniqué et sujet à des angoisses difficilement supportables: «J’ai même peur de conduire, je vous assure», dit-il. L’expérience de la psychose ne laisse indemne aucun de nos participants. Cependant, nous observons une différence quant à la gestion «résiduelle» au sens que certains de nos interviewés font part d’un apprentissage en termes de soins et stratégies. Christophe a appris à fermer «ses oreilles intérieures», il dira: «Avant, je n’avais pas compris comment faire.» Marina explique comment elle repère l’expérience Kandinsky dans ses manifestations les plus subtiles, elle en interprète le sens comme le signe d’une entrée dans un espace d’intuition qui lui apprend beaucoup sur elle-même. Elle apprend à ne pas se laisser envahir par cet espace et à mieux «le contrôler». Ce soin et ces stratégies mis en œuvre, sont liés à des tentatives de compréhension ou d’explication. Plus le patient fait part de ses ressources d’obtenir une régulation de l’expérience, plus son sentiment de satisfaction est grand.
Si Conrad parle de perte, d’altérations et d’irréversibilité, nous constatons que certaines expériences sont perçues dans une version qui rend compte de la possibilité d’une phase alternative à la suite de la phase résiduelle.
Phase intégrative
Nous avons choisi de créer une phase alternative dite intégrative, en accord avec la conception intégrative des formes de l’évolution positive de la schizophrénie. En effet, il convient de prendre en compte la dimension formatrice existentielle de l’expérience de la psychose que relèvent certains de nos interviewés, qui soulignent un sens nouveau et une reconstruction de la réalité.
Pour Virginie, le délire est vu comme une création vers un autre possible positif: «Pour survivre même si ça cloche un peu en partie, mais c’est une tentative de remettre en place, de redonner des possibilités… de joie et de pleine vie.» Christophe remet en question les théories psychiatriques qu’il voit comme «des justifications de la norme, plutôt qu’un réel questionnement» et explique qu’il est devenu «un peu plus croyant» depuis ses délires: «Oui, ben disons, quand j’étais petit, même s’il y avait des choses bizarres, je pensais que la réalité, c’est ce qu’on voit. Ce qu’on imagine que la majorité voit. Même s’il semblait y avoir quelque chose, je me disais en effet. Il y a rien d’autre. Et mes expériences m’ont principalement remis sur un autre chemin.»
Il est intéressant de constater que les manifestations corporelles dues aux changements vécus par l’expérience de la psychose sont considérées par Christophe comme un outil de mesure fiable: «Mais disons, ils ont toujours dans les expériences et tout ça, ils disent pour les expériences par exemple hors du corps et tout ça. Ils disent: «Ah oui, non on ne voit rien et tout ça.» Parce que évidemment leur outil de mesure n’est pas adapté à ça. Et le seul outil de mesure sur lequel on peut avoir confiance en tout cas sur notre propre vie. C’est nous. Notre corps c’est notre outil de mesure.»
Cette perception d’une compréhension invisible des choses, partagée par Virginie et Christophe, est également mentionnée par Paul sous le vocable d’une «signification spirituelle»: «Je me dis, mais quand on regarde un petit peu tout ça, ça prend un sens. Alors peut-être pas scientifiquement ou même psychologiquement, mais spirituellement, ça a un sens.» Les conflits cognitifs, entre ce qui est considéré comme réel ou non, sont apaisés, clarifiés. Virginie parle d’un rapport à l’expérience «plein de respect et non culpabilisant». Christophe fait état de l’importance de ce qu’il nomme «l’expérience de dieu». Alors que Paul souligne l’apprentissage réalisé à la suite de l’expérience, qui lui donne la capacité de contrôler «l’espace astral», dans son entrée et sa sortie. Ces mises en sens ne sont pas en contradiction avec les théories des neurosciences, si l’on en croit Virginie, qui spécifie que «son cerveau s’est créé des possibilités».
Discussion
Notre étude avait comme objectif d’analyser qualitativement comment les personnes souffrant de psychose peuvent reconstruire le récit de leur expérience de psychose à l’aide du cadre explicatif de modification de la saillance et des différentes phases structurelles de K. Conrad.
Concernant le cadre explicatif de la saillance, les résultats de notre étude montrent que les phénomènes décrits par les patients dans l’épisode de la psychose concordent avec la description des perturbations. Les interviewés décrivent des phénomènes qui précèdent l’épisode psychotique. Toutefois, certains de ces phénomènes sont déjà présents plusieurs années avant l’épisode psychotique, parfois même durant la période de l’enfance.
Les phénomènes considérés comme importants, essentiels, vitaux, dont la personne n’avait pas conscience auparavant, sont vécus de manière différenciée selon le contenu du délire. En effet, certains participants décrivent un phénomène positif d’une plus grande acuité des sens, un sentiment de majoration de la compréhension du monde que l’on pourrait exprimer comme une expérience métaphysique ou mystique. D’autres participants relèvent plutôt le sentiment d’incompréhension, de souffrance et de mal-être par rapport à un délire de persécution ou d’obsessions, vécus de manière extrêmement négative. Un seul participant fait état d’un sentiment ambivalent du ressenti de l’expérience: à la fois souffrance et spirituellement positif. Du point de vue clinique, on constate les besoins différenciés des patients. Les patients ressentant un fort sentiment d’angoisse et de mal-être, qui ne comprennent pas leurs propres expériences, recherchent dans la relation au soignant une expertise leur permettant d’intégrer une explication qui les rassure. De ce point de vue, le paradigme explicatif de la saillance fonctionne bien avec les patients qui veulent trouver une explication qu’ils puissent comprendre. Toutefois, face aux patients qui ont effectué un travail de réinterprétation de leur propre histoire en utilisant des explications fortes qu’ils relient, par exemple, à des explications métaphysiques et non biomédicales, l’utilité du recours aux concepts de la saillance doit être questionnée. En effet, le besoin du patient se situe davantage dans un désir de partager sa propre signification subjective de l’expérience, ce qui peut parfois entrer en contradiction avec les théories issues de la neuroscience.
Nous retrouvons, dans les entretiens, les phases significatives structurelles proposées par K. Conrad: le tréma, l’apophanie et l’apocalypse. L’hypothèse d’observer dans l’épisode psychotique un processus évolutif bien spécifique est ressentie de manière subjective par tous nos participants. Toutefois, l’émergence de deux autres phases (la phase prémorbide et la phase intégrative) nous questionne par rapport à la notion de trauma et de son possible lien avec l’apparition de la psychose, ainsi que la possible intégration de l’expérience psychotique en faveur du rétablissement du sujet. Ces deux aspects mériteraient d’autres investigations avec davantage de participants.
Si l’on compare toutes ces phases avec d’autres éléments qui sortent du cadre explicatif de la saillance (Tableau 1), nous voyons que des symptômes corporels et émotionnels sont fortement relatés lors de la phase prémorbide et du tréma. Dans la phase de l’apophanie et de l’apocalypse, c’est le champ des idées qui est fortement impacté au sens d’un changement de croyance et des troubles de l’ipséité. Enfin, dans la phase résiduelle et intégrative, on constate que des dimensions d’autodétermination commencent à apparaître d’un point de vue des soins et des stratégies que développent les personnes concernées face aux perturbations vécues.
L’approche narrative réalisée au niveau des entretiens laisse voir qu’une nouvelle compréhension s’est construite à partir du moment où le dialogue s’est basé sur la façon de parler et le vocabulaire propre aux patients. Cette promotion de l’accent sur le dialogue plutôt que sur le changement chez le patient concorde avec l’approche de l’«open dialogue» [28], centrée et adaptée aux besoins du patient. Selon Seikkula, la reconstruction de l’expérience par le biais de l’open dialogue permettrait au patient de devenir plus lucide par rapport à son vécu. La relation n’est donc pas engagée sur le terrain de l’intervention en vue de changer un système considéré comme erroné, mais dans une considération de multiples points de vue. L’échange verbal instauré dans une vision polyphonique de réseau échappe à la logique du discours monologique interpersonnel où seul compte le savoir du médecin, qui contrôle la situation conversationnelle. Dans le cadre de notre étude, l’approche narrative dans une perspective dialogique entre expérience vécue et saillance aberrante a favorisé l’expression d’une vision intégrative de l’expérience de la psychose. Les personnes concernées se sont senties libres de partager leur point de vue, leur capacité d’une mise en action sur leur rapport au délire plutôt que de se conformer au savoir médical du professionnel.
Conclusion
La majorité des recherches scientifiques traitant de la saillance aberrante dans la psychose se fonde sur des données quantitatives et propose des explications causales. Le dialogue avec les personnes concernées montre la nécessité d’une approche polyphonique, qui prend équitablement en compte des discours de différents plans sans préjuger de la prééminence du discours scientifique. Notre recherche montre qu’une approche narrative utilisant le paradigme de saillance aberrante peut initier ce dialogue entre le phénomène vécu, les convictions du patient et une explication neuroscientifique.
Mizué Bachelard
Service de psychiatrie communautaire, Département de psychiatrie, Centre hospitalier universitaire vaudois et Université de Lausanne, Suisse


Disclosure statement
Les auteurs n’ont déclaré aucun lien financier ou personnel en rapport avec cet article. Cette étude est basée sur un financement institutionnel.
Correspondence
Mizué Bachelard
Département de psychiatrie
Consultations de Chauderon
Place Chauderon 18
CH-1003 Lausanne
Mizue.Bachelard[at]chuv.ch
Références
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