First person account

Patient perspective

Sacrée psychose! Ce que je ne dis pas

DOI: https://doi.org/10.4414/sanp.2023.03270
Publication Date: 19.04.2023
Swiss Arch Neurol Psychiatr Psychother. 2023;174:w03270

Mizué Bachelard1

1 A la demande de l’auteure, son nom ne sera pas rendu anonyme.

«On ne peut pas croire des choses impossibles», dit Alice. «J’ose dire que vous ne vous y êtes pas beaucoup exercée», fit la Reine. Lewis Caroll. De l’autre côté du miroir, 1871.

Je suis une ex-patiente ayant vécu un délire mystique qui a duré plusieurs années. Cinq ans dans la peau d’un envoyé du ciel, cela marque et laisse des stigmates invisibles. Je suis également une paire-chercheuse, autrement dit: une experte de la maladie collaborant à des projets de recherche en psychiatrie. Lorsque je suis amenée à parler de mon vécu, j’utilise le vocabulaire de référence adapté au contexte. Dans le contexte de la psychiatrie, je parle d’hallucinations, de croyances, de perceptions et de subjectivité afin de faire exister une altérité de points de vue. Ce discours passe la rampe de la conformité. Les soignants s’intéressent à ce qui s’est passé, à comment je me suis rétablie. Alors je leur révèle ce qu’ils savent déjà: avoir des amis, des activités qui ont du sens, être attentive aux signes précurseurs de crise, développer une estime de soi saine. Déjà, je me sens faire partie intégrante de la société. Je parle la même langue que ceux qui m’entourent.

Mais tout cela consiste en la face visible de l’iceberg. Soit notre modèle de société cherche à faire entrer le malade dans le moule de la normalité, soit on le fige pour l’éternité dans le rôle du schizophrène sujet à des crises chroniques. Lorsqu’il récupère ses capacités d’antan, on chante l’alléluia, on le récompense de mille feux et les citoyens l’admirent. Il est le survivant, le rétabli, et l’ex-patient parle de son expérience de maladie en termes de gestion, de stratégies, de plan et d’objectifs de vie. Je deviens le manager de ma propre maladie, j’ai du pouvoir sur elle. Et bien non, pas du tout. Sous l’eau, la face cachée de l’iceberg sonne le glas de l’au-delà. Et s’il existe, on pourrait dire qu’il se rappelle de moi. Un jour, il vient et il dit: tu essayais de faire comme si je n’existais pas? Me voilà.

Cette fois, gare à moi. Si je commence à m’identifier à cet espace «délirant», je me noie. Et si je le nie, je suis perdue également. La «maladie» agit comme un secret trop lourd à porter: «Par un étrange paradoxe, ce qui naît du plus singulier délire était déjà caché, comme un secret, comme une inaccessible vérité, dans les entrailles de la Terre.» [1]

«Même si j’ai été diagnostiquée malade mentale et qu’il existe toutes sortes d’explications scientifiques pour expliquer les mécanismes du délire que j’ai traversé, cette expérience reste pour moi énigmatique et fondatrice. Elle a changé en profondeur ma vision des êtres et du monde. Je reste persuadée qu’il faut apprendre à lire avec plus de justesse et d’intelligence ces phénomènes. Le prisme du diagnostic psychiatrique est pauvre à cet endroit-là. Ce qui ne signifie pas qu’il n’a pas de validité. Mais il ne peut pas être l’unique regard et l’unique réponse à une expérience aussi bouleversante, au risque de laisser celui qui l’a vécue dans un désarroi qui nuirait à son rétablissement.» [2]

Au Moyen Âge, les médecins étaient considérés comme de simples artisans. Avec la mise en place de diverses facultés de médecine, ils finirent par être reconnus en tant que scientifiques. Depuis l’introduction de cette nouvelle définition des fonctions, les dimensions relatives à l’esprit (âme) appartiennent exclusivement au domaine du religieux et les questions concernant le corps humain et le psychisme relèvent de l’autorité médicale. C’est ainsi qu’épistémologiquement, la psychiatrie – en tant que branche scientifique – s’est séparée de la religion [3].

A l’hôpital, j’ai rencontré un grand nombre de religieux, égarés dans des dimensions psychotiques. Nous nous reconnaissions par un phénomène de résonance, comme attirés les uns par les autres. Pour sortir de notre internement, il fallait ne pas mentionner notre propension mystique, au risque de voir le médecin-psychiatre se saisir de son stylo et noter quelques obscures remarques concernant la persistance du symptôme de dépersonnalisation ou nous questionner illico sur notre rapport à nos parents (il y aurait un lien entre délire et pathologie de l’attachement). Entre nous, nous parlions de nos esprits, des énergies qui nous étaient révélées, pour nous taire rapidement dès qu’un soignant entrait dans la chambre. Un patient rétabli ne parle pas d’esprit, ni de voix surnaturelles, mais plutôt de ressources spirituelles, comme la foi, qui est davantage reconnue et valorisée socialement.

Gaetano Benedetti explique qu’en psychiatrie, on rencontre souvent des phénomènes à caractère religieux qui sont rapidement qualifiés de pathologiques en fonction de leurs contenus, leurs formes et leurs contextes [4]. Les médecins, d’après lui, s’autorisent à asséner des jugements psychologiques y compris à propos de phénomènes qui ne relèvent pas de la psychiatrie. Dans le cadre de réflexion entre professionnels de la religion et professionnels de la psychiatrie, les apports consistent à distinguer de manière analytique le malade du bien portant.

Dans mon expérience de malade, je n’ai jamais rencontré de thérapeutes travaillant sur mon «délire» à partir de l’hypothèse de phénomènes religieux. Alors que je l’interrogeais sur la non-reconnaissance de ces phénomènes par le monde médical, Claude-Charles Fournier, psychothérapeute spécialisé dans les états de conscience modifiés, constate: «Ce n’est pas qu’ils ne les ‘reconnaissent pas’, ils ne les ‘connaissent pas’. C’est différent.»

Il n’est donc pas étonnant que les outils proposés pour la gestion de la maladie ne viennent pas de cette dimension, mais concerne le champ de notre cerveau. Comme si celui-ci avait subi un bug. La solution consiste donc à envisager des thérapies cognitives, comportementales ou autres. Les patients ressentent, inévitablement, une méfiance et un scepticisme de rigueur pour toutes les questions de l’ordre du sacré, qui ne concernent pas uniquement la psychiatrie, mais la culture occidentale. Je me souviens avoir entendu une femme indienne dans le bus qui s’exprimait tout haut: «en Suisse, on ne parle pas de Dieu, ça ne se fait pas! Alors que dans mon pays, on en parle tout le temps.»

Il est évident que lorsque tu parles du sacré, on te prend pour un illuminé. Et lorsqu’un fou parle du sacré, il est stigmatisé, perçu encore plus fou que les autres. Une patiente m’a fait part de ses réticences à entendre ses pairs parler de ce genre d’expériences: «J’ai peur que cela stigmatise encore plus les personnes qui souffrent de troubles psychiatriques. Personnellement, je choisirais de parler de choses plus terre à terre avant d’entrer dans le mystique.»

Comment j’ai appris à entrer en relation avec le ciel qui est en moi

Comment je fais pour ne pas devenir une antenne parabolique des informations venues d’en haut si je ne peux même pas en parler? Et si je parle, on me dira: il faut travailler sur vos croyances. Il est possible de diminuer la surcharge de stimuli dans une hypostimulation, un retrait positif. Et je leur répondrais: «Vos propositions émanent tout le temps du même niveau, comme si d’autres niveaux n’existaient pas. Même si j’essaie vos techniques et que je refuse de devenir un canal, tout ce qui se passe dans le monde ordinaire m’indique que je fais fausse route.» Le dialogue devient difficile, la compréhension de l’étrangeté impossible. Sur le plan médical, nous sommes amenés à avaler la médication au même titre que sa théorisation. Celle-ci agit comme une béquille, certes utile pendant un certain temps, mais qui devient invalidante. Nous espérons, un jour, pouvoir marcher librement sans les effets dévastateurs secondaires de la béquille médicamenteuse.

Ce fut ma quête. Depuis le début de mon aventure délirante, j’ai cherché à comprendre ce qui m’arrivait pour pouvoir vivre avec, de façon libre et harmonieuse. J’ai expérimenté en solo, élaboré des hypothèses, réfléchi, conversé avec d’autres aventuriers qui, comme moi, se questionnaient en secret.

«Beaucoup de fous ont une perception très mystique et spirituelle du monde. Mais comme personne ne nous a appris à gérer ces perspectives, on peut se perdre et faire des décompensations.», dit Alexandre dans le cadre d’un groupe de parole.

«La force de ces ressentis, de ces intuitions, sont difficiles à gérer, à comprendre. Je me dis toujours que dans d’autres sociétés, celui qui voit des choses et ‘délire’ est considéré comme le chaman de la tribu. Pourquoi, chez nous, ils amènent le rejet?», relève à son tour Marion.

Au travers de différents témoignages, je sens que nous avons été très seuls. Les phénomènes auxquels nous nous sommes confrontés dépassent largement le cadre des communautés, des entendeurs de voix. Au travers de mes recherches d’articles scientifiques sur le sujet, je retiens que les chercheurs sont frappés par l’importance des références à la religion et à la spiritualité dans les récits des patients, tant sur le plan de l’expérience au moment de crises psychotiques qu’en dehors de celles-ci. Les personnes cherchent à s’approprier le phénomène sans que celui-ci soit vécu comme un envahissement précipitant la crise [5].

Pour ma part, le langage de la science ne m’a pas aidée à comprendre mon expérience. J’ai dû la théoriser moi-même, empruntant le langage symbolique, imagé, qui fonctionne de manière littérale, aux dires du psychiatre Raphaël Gaillard dans son livre: un coup de hache dans la tête [6]. Celui-ci donne l’exemple d’un patient offrant une pelle à sa thérapeute en lui disant: «Je ne peux pas vous en rouler une, alors je vous l’offre.»

Claude Barazer [7] observe que les patients psychotiques dénotent d’une sensibilité poétique et sont attachés à un vocabulaire métaphorique pour parler de leurs expériences.

Si nous sommes si attachés au langage métaphorique, c’est qu’il fonctionne de manière vivante, comme si, au travers de ce langage qui donne vie aux images, nous pouvions avoir prise sur nos expériences. Pour parler de mon apprentissage aux confins de la psychose, je me réfère au mot «ciel» et au mot «terre». Le ciel est cet espace au-dessus de nous, immense, infini, sans commencement ni fin. Le lieu des étoiles, de nos origines, des mystères du cosmos. La terre est le monde des hommes, la réalité ordinaire du quotidien. Toute mon aventure avec ma maladie a été d’apprendre à me situer entre le ciel et la terre. Mon apprentissage énergétique ressemble donc à un arbre.

On dit d’ailleurs d’un malade, d’un fou qu’il est «perché». A mon sens, le ciel l’a envahi, il s’est laissé capter et il s’est oublié. Benedetti nous donne alors l’exemple d’un patient qui prenait tellement au sérieux l’altérité divine que le monde entier finissait par ne plus exister pour lui.

L’attirance pour le ciel est si forte que nous pouvons rester coincés dans un délire d’en haut. Il y a, dès lors, une maladie du «trop haut». Et il faut descendre. Lorsque je me retrouve en face d’un patient, perché dans le nuage de ses idées délirantes spirituelles, il peut me contaminer et m’attirer par ses paroles et son énergie. Le danger est de me laisser aspirer dans le monde d’en haut. Je sens cette dualité haut-bas, à l’intérieur de mon corps.

Pendant quelques années, j’ai cherché à descendre. Entre nous, patients, nous utilisons volontiers le terme d’ancrage ou d’enracinement. Une ancienne patiente me disait qu’elle avait le sentiment de faire le chemin inverse. Elle avait été attirée par la spiritualité de manière si intense qu’elle avait expérimenté la folie divine et à présent, elle se devait d’expérimenter l’ancrage à la terre.

Cette dimension terrestre est défaillante pour nous, patients psychotiques. Nous sommes trop portés par l’imaginaire et le travail de la pensée. Nous pouvons parfois être obnubilés par des questionnements existentiels et une quête effrénée de sens. Le remède d’enracinement à la terre consiste à demeurer dans les sensations. Le corps en est le réceptacle et le véhicule phare. Nous devons sentir notre corps par le mouvement et la présence, maîtriser la sensation du lâcher-prise propre aux décompensations au point de ne plus sentir de contrôle sur nos gestes, puis revenir à la sensation d’une agentivité. Réapprendre à demeurer dans les goûts simples du manger et du boire. Permettre à notre intuition et à notre créativité de s’exprimer dans la matière et non plus dans les délires. Il faut apprendre à nous matérialiser, à être la matière et non le vide des pensées et des croyances. Voilà pourquoi je pense que la thérapie par la parole est limitée.

«Pour m’en sortir, j’ai matérialisé ‘mes voix négatives’ sous la forme d’un monstre en argile. C’est la seule création que j’ai gardée chez moi», me dit Justin au détour d’une pause-café.

A ceux qui sont attirés par le délire et qui refont systématiquement des rechutes, j’ai appris qu’il est nécessaire de mettre de la distance avec le ciel. Eviter de voir des chamans, des groupes religieux, d’entrer dans des méditations prolongées, éviter de discuter avec des chercheurs New Age, refuser les relations avec des gourous et ne pas se nourrir de quantité d’ouvrages religieux. Cette distance est très difficile à mettre en place puisque l’autre monde nous attire comme le miel attire les abeilles. Paradoxalement, j’ai aussi appris que je ne peux pas vivre sans cette sphère. J’ai essayé pourtant. Je me suis intégrée au monde social et professionnel, j’ai parlé comme tout le monde, rompu le contact avec tous mes amis aux intérêts mystico-spirituels, mené une vie «normale» sans me démarquer trop. Et surtout: j’ai volontairement parlé au «ciel» et je lui ai demandé de me ficher la paix. Hélas, l’échec de se conformer aux normes de compétitivité et de compétence qui prévalent sur le modèle nord-américain me rattrape. Au bout de plusieurs mois de ce régime, j’ai fini par me sentir vraiment mal, triste et déconnectée. J’ai parlé à un proche cher à mon cœur et je lui ai dit: «Je ne sens plus rien. Je ne me sens plus connectée au ciel. Il n’y a plus de magie, plus de goût du vivre. J’ai l’impression d’avoir perdu une partie de mon âme.»

Et me revoilà en train d’écrire cet article. Ce dont je ne voulais plus parler. Ce que je ne voulais pas dire se dit. Le ciel me reparle à nouveau et la terre m’envoie des signes. Je redeviens un arbre, tel un pont entre folie et rationalité, entre conformisme et liberté. Sans crise, sans décompensation, sans médication. Dans un juste équilibre entre deux mondes. Mon métier? Funambule.

Si nous sommes des explorateurs de l’âme, nous connaissons les chemins, les dragons et les alliés. Si les soignants nous écoutaient et apprenaient de notre savoir, nous pourrions les guider hors des sentiers battus, en dehors du champ de l’intellect. Qu’ils puissent, à leur tour, accompagner leurs patients psychotiques en déroute mystique. Car il faut parfois utiliser le langage de l’imaginaire pour toucher l’imaginaire en souffrance.

Références

1. Foucault M. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris: Gallimard; 2007.

2. Kasse L. L’expérience de la folie mise au service de la vie. 21 février 2016. [Billet de blog]. Disponible sous: https://commedesfous.com/lexperience-de-la-folie/

3. Bhugra D. Psychiatry and religion. Taylor & Francis; 1997.

4. Benedetti G. La psychothérapie des psychoses comme défi existentiel. Erès; 2003.

5. Corin E. L’échappée de l’expérience dans la psychose. Sociologie et sociétés. 2009;41(1):99-124.

6. Gaillard R. Un coup de hache dans la tête: folie et créativité. Paris: Grasset; 2022.

7. Barazer C. Quand «le propre» fait tache. Le coq héron. 2006;1(184):57-67.

8. Bachelard M. Délire mystique et psychiatrie. Swiss Arch Neurol Psychiatr Psychother. 2019;170:w0306.

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