Case report
Est-ce qu’il faut soigner les patients ou les taux?
Taux de valproate dans le traitement de maintien du trouble bipolaire – quel intérêt?
a Service de Psychiatrie Adulte, Hôpitaux Universitaires de Genève, Suisse, b Service de Pharmacologie et Toxicologie cliniques, Hôpitaux Universitaires de Genève, Suisse
Summary
Valproate is an antiepileptic drug that is widely used as a mood stabiliser in the treatment of bipolar disorder, both in the acute phase and as a maintenance treatment. However, due to complex pharmacokinetics, the interpretation of valproate plasma concentrations remains difficult, a point we wish to clarify with a clinical case.
Keywords: Bipolar disorder; valproic acid; valproate; therapeutic drug monitoring; maintenance treatment
Cas clinique
Monsieur L. est un homme âgé de 40 ans, marié, plâtrier-peintre de profession, connu depuis une quinzaine d’années pour un trouble affectif bipolaire. En 2008, à l’âge de 25 ans, il a été hospitalisé une première fois en psychiatrie pour un épisode maniaque, suivi d’un épisode similaire 3 ans plus tard. Depuis 2011, il bénéficie d’un traitement thymorégulateur par acide valproïque à 1000 mg par jour (500 mg le matin et 500 mg le soir). En 2014, suite au décès de sa mère, il a également présenté un épisode dépressif léger à moyen, épisode qui a été traité en ambulatoire avec l’adjonction d’escitalopram 10 mg pendant environ une année. Depuis 2015, il présente une rémission complète de son trouble bipolaire et a même repris son travail à temps partiel. Sur le plan physique, il souffre uniquement d’une hypothyroïdie substituée.
Le traitement d’acide valproïque est bien toléré et les consultations ont été espacées à une fois tous les deux mois. En outre, un bilan hépatique et une mesure de la concentration plasmatique du valproate sont effectués de manière biannuelle. Lors du dernier contrôle, la concentration plasmatique est mesurée à 202 μmol/l pour le valproate total (valeurs de référence du laboratoire entre 350 et 700 μmol/l, fenêtre thérapeutique dans l’épilepsie) et à moins de 19,4 μmol/l pour le valproate libre, ce qui correspond au mieux à 9,6% du valproate total (valeurs attendues de valproate libre entre 7% de la valeur totale à 350 μmol/l et 15% à 700 μmol/l). Le prélèvement a été fait à 10 h 00 du matin dans le laboratoire habituel et la dernière prise du médicament était environ 12 heures avant le prélèvement. En regardant son dossier, vous constatez que les deux mesures précédentes étaient respectivement à 273 μmol/l et 258 μmol/l, valeurs variant entre 195 et 312 μmol/l sur ces huit dernières années.
Question
Qu’est-ce que vous proposez face à cette concentration plasmatique basse de valproate?
A. Vous demandez un nouveau contrôle de valproate dans une semaine.
B. Vous soupçonnez un manque de compliance et vous demandez une prise du traitement devant son épouse.
C. Vous augmentez le traitement de 1000 à 1500 mg/jour et vous demandez un nouveau contrôle dans une semaine.
D. Vous ne faites rien de particulier et vous organisez un prochain contrôle de routine dans six mois.
Commentaire
Le valproate est une molécule antiépileptique qui a été synthétisée par le chimiste américain Beverly Burton à la fin du XIXe siècle. Bien que son effet thymorégulateur ait été décrit dès 1966, ce n’est que depuis les années 1990 qu’il est largement utilisé comme stabilisateur de l’humeur dans le traitement des troubles bipolaires. Son efficacité est aussi bien démontrée pour la phase aigüe (épisode maniaque ou hypomane) que pour le traitement de maintien du trouble bipolaire [1]. II est également utilisé en prescription «off-label» dans d’autres indications telles que le contrôle de l’impulsivité et de l’agressivité dans les troubles de la personnalité ou les troubles du comportement associés aux troubles organiques par exemple [2]. A noter que le valproate est contre-indiqué en première ligne chez la femme en âge de procréer [1, 3]. En effet, c’est le plus tératogène des antiépileptiques et le risque malformatif est estimé à 10% des expositions [4].
II est disponible sous différentes formes dont les plus fréquentes sont l’acide valproïque et le valproate de sodium. La demi-vie d’élimination du valproate est de 4 à 17 heures, en moyenne 10 h, et il est principalement métabolisé au niveau hépatique [2]. La concentration plasmatique d’équilibre est généralement atteinte en 3 à 4 jours.
Le dosage plasmatique des médicaments à des fins thérapeutiques (appelé en anglais «therapeutic drug monitoring» ou TDM en abréviation) est la mesure des concentrations de médicaments dans le plasma ou le sérum afin de déterminer si les valeurs sont dans les marges où s’observent habituellement la meilleure efficacité du traitement et la plus faible incidence d’effets secondaires/de toxicité [5]. Ceci est particulièrement utile pour l’optimisation de la médication prescrite en cas de non-réponse ou de réponse insuffisante au traitement, en présence d’effets secondaires/de toxicité, pour l’adaptation de la dose après une prescription initiale ou modification de celle-ci, en cas de suspicion de problèmes de compliance, mais aussi pour vérifier la présence d’un métabolisme particulier (p. ex. métabolisme ultrarapide ou métabolisme déficient) [5].
Les concentrations thérapeutiques de valproate sont bien établies dans le traitement de l’épilepsie: des concentrations supérieures à 350 μmol/l (ou 50 mg/l) sont considérées comme nécessaires pour obtenir un effet thérapeutique tandis que celles supérieures à 700 μmol/l (ou 100 mg/l) sont en revanche associées à une toxicité accrue [2].
Cependant, les concentrations thérapeutiques de valproate dans le traitement de maintien du trouble bipolaire sont beaucoup moins claires. En regardant de plus près les six études incluses dans la revue systématique et méta-analyse Cochrane de Cipriani de 2013 concernant l’efficacité du valproate comme traitement de maintien dans le trouble bipolaire [3], dans 4 parmi les 6, un taux minimum de valproate de 50 mg/l était mentionné (sans que cela soit l’outcome primaire des études) [6–9]. Dans les autres deux études, le taux de valproate des participants était à 50–100 mg/l [10] et à 71–125 mg/l [11]. Dans une étude japonaise de petite taille, la concentration thérapeutique de valproate chez des patients souffrant de trouble bipolaire, stables depuis 12 mois, a été mesurée à 52,2 mg/l (+/-20,4 mg/l) dans le sous-groupe de trouble bipolaire de type I et à 41 mg/l (+/-18,3 mg/l) dans le sous-groupe de type II [12]. II existe également des données concernant les concentrations thérapeutiques du valproate dans le traitement de manie aiguë. Cependant la corrélation proposée entre la concentration du valproate et son efficacité est considérée comme faible [13].
D’une manière générale et sans réel consensus, les cliniciens s’appuient surtout sur une extrapolation des données découlant de l’étude des concentrations thérapeutiques efficaces dans le traitement d’épilepsie [2]. Contrairement donc au lithium et malgré quelques données suggérant un taux supérieur à 50 mg/l, il n’existe pas d’intervalle thérapeutique bien déterminé pour le valproate dans le traitement de maintien du trouble bipolaire et les valeurs restent indicatives.
Par ailleurs, l’interprétation des concentrations plasmatiques de valproate demeure difficile du fait d’une importante variabilité inter- et intra-individuelle pour une dose donnée, essentiellement en lien avec une forte liaison aux protéines plasmatiques, qui dépend de la dose. Celle-ci est de 95% en moyenne, mais diminue à dose élevée. Cette diminution de liaison aux protéines plasmatiques entraîne une augmentation de la fraction libre de valproate, qui est la fraction active, mais également la plus rapidement éliminée. Dès lors, la clairance du valproate augmente avec la dose. Une diminution de liaison plasmatique peut aussi s’observer en cas de prise de médicaments eux aussi fortement liés aux protéines plasmatiques (compétition), d’insuffisance rénale ou hépatique. De ce fait, il existe une relativement faible corrélation entre la dose administrée et la concentration plasmatique. Par ailleurs, pour être comparables, les mesures de concentrations plasmatiques devraient être faites à l’état d’équilibre et à un taux résiduel (juste avant une prise) [2, 13].
Malgré tout cela, la mesure de concentration plasmatique de valproate reste intéressante et utile dans le traitement de maintien des troubles bipolaires surtout en cas de polymédication, mais aussi pour vérifier la compliance et diminuer le risque de toxicité en lien avec des concentrations élevées. En raison de la variabilité de la fraction libre, qui est la fraction efficace, celle-ci devrait être systématiquement demandée en plus de la concentration totale [2]. Elle devrait représenter 7% de cette dernière à une concentration de 350 μmol/l et 15% à 700 μmol/l. Des cas d’encéphalopathie au valproate, nécessitant une diminution des doses, ont en effet été observés à des concentrations totales basses ou dans la norme, mais avec des fractions libres augmentées.
Selon le dernier consensus d’experts en TDM publié en 2017, le dosage plasmatique du valproate (comme traitement de maintien) est fortement recommandé, et ceci tous les 3 à 6 mois [5]. En plus du taux de valproate, les recommandations suisses soulignent l’importance de contrôler au moins une fois par année le poids, l’hémogramme et les tests hépatiques, mais aussi la glycémie et le profil lipidique si indiqué [1]. En présence de signes cliniques d’encéphalopathie, une mesure de l’ammoniémie est également recommandée.
Quant à la durée du traitement de maintien du trouble bipolaire, la plupart des patients vont nécessiter un traitement au long cours, voire à vie [1].
Pour revenir à Monsieur L., nous nous retrouvons en face d’un patient cliniquement stable depuis huit ans, mais qui présente une concentration plasmatique basse par rapport à l’intervalle usuellement recommandé. Ces résultats pourraient s’expliquer par l’importante variabilité inter- et intra-individuelle de la pharmacocinétique du valproate pour une dose donnée chez quelqu’un qui d’ailleurs présente des dosages chroniquement bas.
La stabilité clinique pourrait être aussi en lien avec une fraction libre de 9,6%, au lieu des 7% attendus à cette concentration.
Il paraît donc raisonnable de ne pas prévoir d’augmentation de la dose de valproate et de recontrôler à distance.
Bonne réponse: D
En pratique, ce cas rappelle les limites de la place d’un TDM systématique lorsque les patients sont stables et qu’en raison de la relation dose-réponse variable du valproate, l’évaluation de l’efficacité reste avant tout clinique.
On peut donc ici se poser la question de la pertinence d’une mesure bisannuelle de la concentration de valproate qui est peu corrélée à l’état du patient et qui est effectuée essentiellement pour respecter les recommandations d’experts.
Celle-ci pourrait par exemple être espacée à une fois par année dans un premier temps, en l’intégrant dans une discussion constructive autour de la compliance, qui même si elle a toujours été estimée bonne dans le passé, peut sans arrêt se modifier, ce qui risque de compromettre à terme la stabilité clinique, puisque le valproate est essentiellement prescrit maintenant en prévention des variations de l’humeur.
Dans un deuxième temps, on pourrait même se poser la question d’un dosage systématique et le réserver à toute situation nouvelle (prescription d’un nouveau médicament, développement d’une comorbidité). Il semble par contre légitime de poursuivre les mesures du poids, de l’hémogramme et de la chimie sanguine une fois par année, de manière à anticiper des effets indésirables dont les conséquences cliniques seraient trop tardives par rapport à la nécessité de leur prise en charge.
Dr. Christos Papachristou
Service de Psychiatrie Adulte, Hôpitaux Universitaires de Genève, Suisse.


Disclosure statement
Les auteurs ont déclaré ne pas avoir de conflits d’intérêts potentiels.
Correspondence
Dr. Christos Papachristou
Département de santé mentale et de psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève
Rue de Lyon 89
CH-1203 Genève
c.papachristou[at]hin.ch
Références
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