First person account

Patient perspective

L'Enquête

DOI: https://doi.org/10.4414/sanp.2023.03366
Publication Date: 19.04.2023
Swiss Arch Neurol Psychiatr Psychother. 2023;174:w03366

Anonyme1

1 Le nom de l’auteur est connu de la rédaction.

Je suis née dans les années 70 dans le Canton de Vaud. C’est dire que je n’avais pas pour vocation d’être «sous enquête».

A cette époque les problèmes se résolvaient par le travail. Dès lors, mes particularités m’ont astreinte à une besogne quotidienne. Cela consistait à organiser les apprentissages nécessaires à l’école primaire, en apprentissage et plus tard au travail. Un labeur pour apprendre, pour tout savoir, pour être sûre de ne pas me tromper, pour faire vite, aussi vite que ce que l’on attendait de moi dans les temps impartis.

J’avais été prévenue à l’école primaire. La maîtresse avait bien dit «le mot». Les parents, ils n’ont pas su quoi faire avec et moi j’en ai appris la définition dans le Larousse, au cas où, pour plus tard.

Peut-être que tout a commencé ce jour où je me rendais au travail, sur ma petite moto, une 125 cm³. Il y a eu une camionnette qui m’a coupé la route. Il y a eu un vol plané. Il y a eu les urgences où je n’ai pas su dire. Alors, j’ai juste arrêté de manger. Ne plus manger m’avait facilité la vie et permis de payer mes factures sans délai. Je n’ai pas de dettes, juste des douleurs ici et là. Maintenant, sous enquête je dois absolument trouver un job pour payer les factures et ne pas avoir de dettes.

J’ai toujours demandé de l’aide, au chômage, au médecin. Ils disaient que j’avais des ressources ou ils ne disaient rien du tout. Mes ressources, c’étaient un estomac extensible et des livres. Pour l’estomac extensible, j’ai vite arrêté de ne pas manger. J’ai fini à Cery, c’était un épuisement.

Je vivais à Lausanne et à 7 heures 30 on m’attendait à Genève. Pour être à l’heure je me levais à 5 heures du matin et ma journée ne se terminait jamais avant 23 heures. Je passais ma pause entre 12 h et 14 h 30 à errer sur les quais. Les jours de pluie, je m’enfermais dans un tea-room où la tenancière m’encourageait à me faire des ami-es dans mon nouveau job, d’être dans l’ambiance. Je n’ai jamais su «être dans l’ambiance».

Quand j’étais enfant, on se mettait en colère contre moi à cause de ça: ne pas être dans l’ambiance, ne pas rire quand il faut, ne jamais sourire. J’ai appris à sourire, pour qu’on me fiche la paix. Je suis sous enquête AI; parce qu’il faut bien s’intégrer dans un job pour payer les factures et malgré tous mes efforts et ma besogne à chaque heure du jour et de la nuit, pour savoir, je ne sais pas. Je ne sais même pas avoir ce que les gens appellent des «loisirs». Moi je prends des cours où je récupère. Le job subventionné par le chômage à Genève m’a épuisée. J’ai fini à Cery.

Avant d’y aller, j’ai téléphoné aux urgences du CHUV pour demander s’ils m’aideraient. Il faut dire que lors de l’accident de moto, aux urgences, il y avait un monsieur tout ensanglanté sur une civière et une infirmière qui m’avait dit qu’ils étaient débordés. Moi je ne saignais pas. Alors quand j’ai eu l’envie de vomir et de marcher en même temps, je suis partie. C’était l’époque Orchidée, le remaniement économique cantonal. J’ai perdu mon travail huit mois plus tard et j’ai mis un peu plus de deux ans à me remettre de l’accident en me soignant moi-même entre des périodes d’emploi et de chômage.

Alors cette fois je me renseigne. Je dis que j’ai failli m’évanouir et je ne sais pas pourquoi. Je dis aussi que je ne peux pas venir ensanglantée (je pense au monsieur de la civière que j’avais vu 2 ans avant) pour qu’on me croie et qu’on m’aide. Aux urgences, cette fois, ils m’ont crue. Ils m’ont accueillie avec beaucoup de douceur dans un box, pour me dire gentiment: «On va vous conduire à Cery, vous restez tranquille et tout se passe bien.» Dans ma tête j’ai vu: le livre d’Albert Londres «Chez les fous» et mon grand-père dans un champ qui me disait que j’avais mes racines ici, j’avais 5 ans.

A Cery, j’ai cru qu’ils sauraient m’aider avec mon cerveau toujours en chantier, mon corps compliqué et mon incapacité à m’intégrer rapidement dans un emploi. Je croyais aussi qu’ils pourraient m’expliquer tout ce qui était arrivé après l’accident de moto. Et puis j’ai pensé au mot du Larousse de mon enfance, et j’ai demandé une évaluation psychiatrique pour savoir si c’était vrai. J’avais trop d’attentes. Les psychiatres sont des humains comme les autres.

J’ai repris mes recherches d’emploi. Une assistante sociale est venue à l’ORP pour dire à la conseillère que j’allais bien et que non, je n’étais pas alcoolique, toxicomane et non je ne prends pas de médicaments et tout va bien. J’étais terrifiée, épuisée, mais tout allait bien. J’ai passé mes mois de chômage à me «soigner» et à me nourrir pour ne plus jamais être épuisée.

Dix ans plus tard, j’ai une quarantaine de jobs à mon actif, des CDD, intérimaires, temporaires et je me fais invariablement virer. Je suis fatiguée, je ne sais plus quoi faire pour bien faire. Alors j’ai redemandé l’aide de l’AI, parce qu’ils ont dit «L’AI favorise l’intégration avant la rente». J’ai 36 ans. Je lutte pour rien. Je n’ai rien. Mes meubles sont de l’Armée du Salut. Mes loisirs inexistants. Je rêve d’une vie d’adulte.

Durant l’enquête AI, j’ai dû chercher un job. L’un d’entre eux a été transformé en stage d’observation, puis en stage d’insertion. Naturellement, pas rémunéré. J’étais déjà partie quand j’ai reçu les lettres de l’AI m’informant de ces changements. Et puis il y a eu le décès d’un parent. Comment ça se gère un décès dans une famille? Heureusement, elle sait y faire la famille. Mais moi? Aurais-je assez d’argent? Il me faut un job pour ne pas avoir de dettes. J’ai lu une annonce qui paraît tous les six mois dans le 24 h. Un gros turn-over, un lieu pour moi. On m’a engagée et je suis rassurée: je peux payer. Tout.

Le patron devait probablement collaborer avec l’AI. C’est ce que j’ai compris petit à petit. Il faut dire que durant l’enquête on ne m’a rien expliqué. J’ai subi les événements comme ils se présentaient. Je savais que j’allais souffrir alors je m’étais conditionnée à subir. Je me répétais en boucle: «dire toute la vérité rien que la vérité, je le jure» ou «il ne faut jamais abuser des assurances sociales, il faut activer sa réinsertion professionnelle dans les plus brefs délais». Je l’ai répété encore et encore. J’avais envie qu’on me fiche la paix. J’ai fait plein de sourires pour ça. Mais ce n’est pas le but d’une enquête.

De l’AI, j’espérais une sorte d’accompagnement pour m’intégrer dans un emploi. Parce qu’avec mes apprentissages interminables, mon corps compliqué, mes insomnies, les plus de 10 kg que je perdais à chaque fois que je travaillais (même en mangeant au maximum), il me fallait au moins un an pour m’adapter, m’intégrer dans un emploi. J’étais virée avant.

Ici, le patron a tout organisé. Tous les matins j’avais un interrogatoire avec une secrétaire, durant l’ouverture du courrier. Ces moments d’interrogatoires m’ont vite donné la nausée. Mais j’y allais en souriant – j’aurais voulu hurler: je suis normale!

Et il y a eu l’enquête. C’est le patron qui a trouvé l’experte psychiatre. Une femme de couleur, parce que je suis métis et il pensait que ça me ferait quelque chose. Je l’ai entendu dire ça dans son bureau. Je n’ai jamais su s’il se rendait compte ou pas que j’entendais tout ce qu’il disait depuis mon bureau. Je n’ai jamais su non plus s’il recevait un compte rendu des interrogatoires réalisés le matin. Un matin, lors de l’interrogatoire, il y a eu la question: combien d’héritage j’allais «toucher»? La loi exige d’informer l’AI de tout revenu que l’on peut obtenir durant l’enquête. Je les avais déjà informés. Alors, pourquoi m’avoir posé cette question? J’ai dit toute la vérité rien que la vérité, je le jure – avec le sourire naturellement, j’ai été vomir après.

Il y a eu la visite de l’enquêtrice! Une petite dame, venue «regarder» mon 1,5 PCE. Il a dû lui plaire. Elle m’avait dit que «c’était harmonieux» et puis: «ça ressemble pas à ce qu’on a écrit, à ce qu’on pourrait penser» et à la fin «vous savez, il ne faudra pas vous inquiétez quand vous recevrez le rapport, des fois ils écrivent des choses, mais c’est de l’administratif, l’important c’est votre santé».

Enfin, il y a eu «l’experte» psychiatre! Pour moi, c’était celle qui allait tout comprendre, celle qui allait dire ce que je m’évertuais à dire depuis bientôt 15 ans sans que jamais personne ne comprenne rien. Autant dire que je ne pensais même plus à son genre et sa race. Je me suis rendue à l’autre bout de Genève, selon les désirs du patron (il ne voulait pas que j’aille à Cery). Je l’ai vue une fois quarante minutes, une fois vingt minutes. J’ai dit toute la vérité rien que la vérité, je le jure.

Je l’ai fait rire quand j’ai osé lui dire la définition du Larousse. Elle me tournait le dos et rigolait bruyamment: «Ah ah ah ah, mais qu’est-ce que vous avez tous à vouloir être autiste Asperger? Mais depuis quand les patients décident de leur diagnostic! Vous croyez quoi! Non, mais quand même. Ça ne se passe pas comme ça non non non, c’est incroyable, ça! C’est pas les patients qui décident de leur diagnostic.» Voilà, le patron voulait que je vienne là. Lui aussi avait rigolé quand, pour répondre à sa question, je lui avais dit ce que je «croyais» avoir. Je fais rire les gens, ceux qui ont le pouvoir de m’aider à accéder à une vie d’adulte. Je dois survivre. Alors avec les sous de l’héritage, je me suis payé un bilan neuropsychologique pour savoir si c’était vrai la définition du Larousse. La neuropsy, elle m’a dit que c’était vrai.

L’enquête a pris fin avec ma démission, je suppose. J’avais été là, à me conditionner pour remplir les exigences de l’interrogatoire du matin, pour supporter les bizarreries de ce patron, dont je n’ai jamais su s’il était content de m’avoir engagée ou pas, s’il œuvrait pour l’AI ou pour que je reste ou s’il était simplement le patron de l’enquête. Décidément, j’avais le don de me retrouver dans des situations très particulières. Ne pas abuser des assurances sociales tenait du miracle.

Quelques semaines plus tard, j’ai reçu «mon rapport» et je suis restée enfermée une semaine, choquée. Je ne remercierai jamais assez la gentille enquêtrice qui était venue «regarder» mon 1,5 pce et son «ne vous inquiétez pas de ce que vous lirez, vous savez c’est de l’administratif»… J’ai appris la liste des diagnostics par cœur: – Alcoolisme – Dépression – Délire – Hallucination – Psychose – Paranoïa – Trouble de la pensée – Grave trouble de la personnalité schizotypique – Schizophrénie évolutive à bas bruit. Pour «tout ça», on m’octroyait une demi-rente. J’ai renoncé à revoir la psychiatre qui m’aidait. Je n’ai plus rien à rajouter après «tout ça».

J’ai envoyé la liste des diagnostics au patron avec pour message «votre devoir accompli» et je lui ai demandé un certificat de travail pour mettre à jour mon CV. Je l’ai reçu deux semaines après.

Je voulais une aide pour m’intégrer, trouver un emploi fixe et stable. Je ne voulais pas d’argent. Ils n’ont rien compris. Une demi-rente n’arrange rien du tout. On me renvoie «au casse-pipe».

Et puis, comment est-ce possible? Avoir une telle collection de diagnostics, ne pas avoir le moindre suivi même administratif. Je suis impressionnée. Mais comme toujours, je me dis que j’ai de la chance de vivre dans un pays où il n’y a pas de guerre, c’est un miracle. Et je recommence à chercher une place.

Je reprends du bénévolat, parler, discuter, s’intéresser aux autres à fond, toujours. C’est mon entraînement. On n’a plus le droit de faire du bénévolat quand on est au chômage. Je survis avec l’héritage et un petit job. Je m’achète aussi mes meubles, à moi, tout neufs. J’investis pour mon avenir d’adulte. C’est ce que je me dis.

Contre toute attente, je parviens à décrocher un entretien. Je me prépare à fond pour obtenir cet emploi et je l’ai obtenu. Un vrai travail! Un CDI à 60%! Une vie d’adulte s’ouvre à moi. Je bosse à fond. Je souris au maximum. Je fais tout pour accomplir mon travail dans les délais impartis. Je m’engage pour ma vie d’adulte, pour ma liberté.

Puis tout s’est effiloché… Il y a eu la peur de mal faire, les insomnies, les mots, les attitudes de ces collègues. Leur sourire, méchant ou gentil ou moqueur ou ironique? Je ne sais pas. J’ai eu peur en allant travailler. J’ai eu très mal en moi. Est-ce de la méchanceté? Qu’est-ce que je fais faux? Est-ce normal comme elles font? Est-ce moi qui ne les comprends pas assez? J’étudie les soirs et les nuits, à la recherche de mes erreurs et d’une solution pour me corriger. Je pleure en cachette. Heureusement, d’autres collègues se sont renseignées sur ma petite particularité. Je m’entends bien avec elles. Mais nous travaillons si rarement ensemble.

Deux ans après l’enquête, treize ans après l’épuisement, je me retrouve à Cery. C’est un médecin que j’ai consulté pour qu’il me donne n’importe quoi comme médicament pour garder mon job, qui m’y a envoyée. Là, j’ai dû signer des formulaires pour dire qu’ils peuvent aller voir mon employeur pour lui demander de me garder, qu’ils peuvent consulter tout mon dossier à l’AI, que j’accepte que la structure qui réintègre les gens malades psychiques m’intègre. Je me suis prise à rêver – encore.

Un rêve. Mon employeur me vire, après un an, après tout le travail accompli. Il m’envoie tout droit à l’aide sociale. Il ne le sait pas. Il est innocent. J’ai 40 ans. J’ai tout perdu.

Pendant ce temps, à Cery, ils ont dit que le mot du Larousse et le bilan neuropsychologique sont vrais. Mais je le savais.

Mon erreur: je n’ai jamais pensé que mon mode de fonctionnement et d’apprendre pouvait intéresser quiconque. Cette besogne qui a accaparé chaque seconde de ma jeunesse et de ma vie de jeune adulte, au nom de mon intégration au monde, je n’en étais pas fière et n’en ai jamais parlé. J’écris ça à l’aube de mes 50 ans et je suis ébahie, émue par l’étendue de mes efforts, de mon travail tous les soirs, parfois la nuit. Je me revois, enfant, jeune, adulte. Ce travail-là, inconnu de tous, sans diplôme. C’est moi.

Quand j’y repense, c’est tout à fait sidérant d’avoir réussi à retrouver un job après l’enquête.

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